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LA RUCHEpar sharok rillkChapitre Un : Le Début- la Terre : QG du CDMS, Etats-Unis -Le Centre de Détection des Menaces Spatiales était un project scientifique relativement insignifiant qui avait pour but de prévenir si jamais un morceau de roche interstellaire devait entrer en collision avec la belle planète bleue. Son quartier général était situé quelque part dans le sud-est des Etats-Unis, sur une base aérienne abandonnée. Comme toutes les bases aériennes, ce complexe était une immense plaine avec six hangars, pour chasseurs à réaction, et une douzaine d'autres bâtiments qui formaient la zone "vie" de la vieille base. Les hangars étaient vides depuis longtemps ; les chasseurs à réaction avaient été remplacés par le helojet, plus maniable et plus moderne, depuis des lustres. La plupart des autres bâtiments étaient vides aussi, sauf la tour de contrôle (pour le principe plus que pour la quantité de traffic aérien actuel), les baraquements, et le bâtiment faisant office de quartier général. Comme ce projet concernait la sécurité civile, il était logique qu'il soit sous juridiction militaire, ce qui réduisait aussi le temps nécessaire pour prévenir les autorités - si jamais cela devenait nécessaire. En vérité, la seule justification de cette opération était le rocher qui était tombé du ciel une quinzaine d'années auparavent. Ce caillou de taille respectable avait fini sa course dans l'océan Pacifique. Des centaines d'îles avaient été rayées de la carte, et les côtes japonaises et californiennes avaient subi des vagues de presque vingt mètres de haut. La Californie, qui fût l'état américain le plus riche (et l'un des états les plus riches du monde) s'était fait rejeté cent ans dans le passé au niveau économique. Il était toujours en pleine reconstruction et certains économistes prévoyaient plus d'un sciècle avant que l'Etat Ensoleillé puisse de nouveau prétendre à avoir retrouvé sa gloire passée. En ce qui concerne le Japon, le désastre avait effacé le souvenir d'Hiroshima de la mémoire collective, ainsi que la moitié de la population du pays et la plupart des infrastructures industrielles. Le pays était toujours à genoux, et le Nations Unies étaient chargés du programme de secours qui semblait ne jamais devoir se terminer. Le désastre qu'avait infligé ce petit bout de caillou avait terrorisé tous les citoyens du monde - surtout ceux qui vivaient dans des zones côtières. Rien de tel qu'une bonne brûlure pour instaurer la peur du feu. La pression de la rue fût impossible à ignorer et tous les gouvernements du monde s'étaient rapidement mis d'accord pour mettre en place le CDMS. Mais après une décennie, la peur de l'homme de la rue avait été distrait par d'autres préoccupations. Le rocher de l'espace avait disparu des journaux, pour devenir le sujet de livres, de révélations fracassantes sans preuves et autres discussions sans fondement sur des sites en ligne, et même de quelques films aventureux. L'intérêt governemental avait chuté graduellement, et les efforts de coopération aussi. Peu à peu, l'équipe américaine avait fini par être la seule qui pouvait encore assurer une surveillance de tous les jours. Bien évidemment, personne n'avait ostensiblement abandonné le projet, et chaque pays qui possédait une partie de l'infrastructure faisait de son mieux pour en assurer la maintenance. Ne pas le faire aurait été un suicide politique, et les coupables se seraient vu accusés de négligence (sans doute de crime contre l'humanité aussi). Donc, le matériel du réseau était en assez bonne condition, même si peu de pays demandaient un rapport sur les résultats obtenus. Les Etats-Unis restaient le seul pays qui assurait les dépenses nécessaires en ressources et en personnel, principalement parce que les militaires ne voulaient surtout pas voir disparaître le joyau de la couronne dans leur Division Spatiale - qui n'avait jamais vraiment eu grand' chose à faire. Donc, le CDMS survivait, et les scientifiques et autres personnels qui faisaient parti du projet assuraient leur routine journalière sans inquiétude. En effet, en plus des dizaines de téléscopes qui fournissaient une part importante de leur programme utile à chercher des cailloux dans l'espace, il y avait depuis peu un nouvel outil dans l'arsenal de recherche : le Réseau de Détection des Variations Gravitationnelles. Ce réseau était composé de détecteurs d'un genre nouveau, mis en place par la Space Division américaine et construits selon les spécifications décrites dans la thèse d'une certaine Mlle Susan Richards, thèse concernant les gravitons et les théories gravitationnelles. Mlle. Richards avait basé sa théorie sur l'effet d'onde des gravitons et comment cette onde pourrait être utilisée pour détecter et localiser des astéroides de plus de cent mille tonnes à plus d'un milliard de kilomètres (si le réseau était suffisamment sensible et correctement paramètré) et ce, presque en temps réel. La Division Spatiale s'était littéralement jeté sur ce rapport et, à peine Dr Richards avait-elle fini son discours de remerciement, elle avait été happé par un contrat gouvernemental top-secret afin de mettre ses idées à l'épreuve. Sauf que la théorie, c'est bien, mais la réalité a des façons de vous mettre des bâtons dans les roues. "Alors David, comment va notre RezDet ce matin ?" demanda Benjamin Thomson, le commandeur-chef du CDMS, en entrant dans le centre de surveillance d'un pas rapide. "Bonjour chef." répondit le lieutenant David Morse d'un ton enjoué. "Eh bien, nous surveillons les objets habituels et aucune nouvelle menace ne s'est montrée à l'horizon. Cependant, GravNet nous envoie des données inhabituelles concernant l'une des lunes de Jupiter." "Encore GravNet ? Bon sang, quand est-ce que les blouses blanches finiront par le faire marcher, ce truc ?" dit le chef avec dérision. "Ca nous a pété les plombs toute l'année ! C'est quoi cette fois ?" "Eh bien, chef, il semblerait que la sixième lune qui est actuellement située de l'autre côté de Jupiter aurait vu sa masse accroître d'environ dix milliards de tonnes." fut la réponse amusée. "Dix milliards ? Fichtre, quelqu'un a dû éternuer sur une puce." Les deux hommes partagèrent un sourire entendu. "Bon, c'est arrivé quand ?" "A quatre heures vingt-six et dix-sept secondes, chef." "Et quelle est la situation actuelle, lieutenant ?" "Stable, chef. Il n'y a pas eu d'autres variations de masse détectables selon GravNet." Le commandeur-chef Thomson fût légèrement surpris de la réponse. Une anomalie qui durait plus de deux heures, c'était un peu plus sérieux que les problèmes précédents. Il posa son mug a café - un modèle spécial de Betty Boop qu'il affectionnait particulièrement (il n'était pas courant de voir une Betty Boop en combinaison de cuir) - à côté de la console du lieutenant, et s'assit, une fesse sur le bureau. "Attendez lieutenant. Vous voulez me faire croire qu'une des lunes de Jupiter a grandi de dix milliards de tonnes et que ça dure depuis plus de deux heures ?" "Oui chef. La masse globale que GravNet enregistre pour Ganymède est stable au nominal plus dix milliards depuis quatre heures vingt-six ce matin." "Vous avez recalibré les récepteurs de base ?" "Oui chef, ils fonctionnent strictement dans les tolérances admises. Tout est dans le vert, mais l'anomalie ne veut pas disparaître." "Vous avez contacté la NASA ?" "J'ai laissé un email pour Richards, elle arrivera dans la matinée." répondit Morse. "Bon. Vous avez fait un rapport officiel ?" "Avec les logs de détection et les données de recalibration." "Bien. Bon, tant que cette anomalie ne bouge pas, on ne la comptera pas comme une menace." Le chef Thomson se leva et alla à son bureau. Il n'était guère enchanté par toutes les discussions désagréables que cette situation engendrerait inévitablement, mais il devait lire le rapport et la valider offciellement, ainsi que l'exigeait la procédure. Sa longue expérience lui disait que le vrai stress ne viendrait que lorsque les blouses blanches commenceraient à réfuter le problème. Enfin, se dit Thomson, encore une belle journée chez les Marines. Il sourit brièvement, puis alluma son terminal. - La Terre : appartement du docteur Richards, Etats-Unis -Le docteur Susan Richards n'était pas très contente. En temps normal, ceux qui la connaissaient ne l'auraient jamais décrite comme étant d'humeur joyeuse, mais là elle était déjà en mode ra-gna-gna, et il n'était même pas encore sept heures. Elle avait trente-quatre ans, et elle était petite et mince, avec des cheveux blonds et des taches de rousseur sur une peau qui craignait le soleil. Pas exactement une image qui commandait le respect, surtout quand elle avait ses lunettes cul-de-bouteille sur son nez un peu trop gros. Elle s'était détestée durant toute sa vie scolaire, et l'obtention de son doctorat en physique gravitationnelle au MIT ne lui avait donné qu'un court répit. Elle s'était donnée corps et âme pendant deux années entières pour le projet GravNet. C'était son bébé, et elle en connaissait chaque partie, jusqu'aux serrures des portes sur les unités de détection les plus isolées. Pendant longtemps, le fait qu'elle passait plus de la moitié de son temps à trouver et surtout conserver les subventions indispensables pour son projet l'avait enragée. Son travail lui importait bien plus, mais elle avait fini par comprendre que cela faisait partie des épreuves nécessaires au succès. Les projets scientifiques réussissaient parce que le candidat était suffisamment convaincu de son importance pour y vouer sa vie jusqu'à ce que ce soit fini. Il fallait prouver sa dévotion, et cela se faisait en charmant les serpents répugnants qu'étaient les types qui tenaient les cordons de la bourse. Et elle l'avait fait. Elle avait fait le parcours du combattant, s'était montrée obéissante et humble au bon moment, subi les dîners interminables et porté des toasts à ces ignares gonflés de dollars jusqu'à tant qu'ils s'évanouissent, mais elle avait toujours réussi à avancer jusqu'à la consécration officielle du Projet GravNet, qui, finalement, était devenu une réalité incontournable. Elle avait gagnée. Et maintenant ces horribles "Space Marines" (c'était son terme personnel de dénigrement) voulaient tuer son bébé. Cela faisait des mois qu'ils s'y employait, et c'était devenu pire ces dernières semaines. Pas un jour sans une "Demande de Support" (leur terme, pour elle, c'était la "Sonnette de l'Esclave"), ou une "Requête de Clarification" (réponse : Lisez le Putain de Manuel). Et maintenant, ils avaient le toupet de lui dire que son bébé ne marchait pas. Qu'il était cassé. Cassé ! Rien que d'y penser, elle s'énervait encore plus. En claquant la porte du trois-pièces, la colère l'aveuglait tellement qu'elle en oublia de fermer à clef. Elle partit vers sa voiture en tapant des pieds à chaque pas, et essaya de démarrer. Comme d'habitude, il lui fallu trois ou quatre tentatives avant que le moteur ne tourne (et pourquoi le garagiste ne REPARAIT pas ça, au lieu de rigoler dans son dos et lui facturer des sommes astronomiques pour des choses qu'il ne faisait jamais ?), et finalement elle se mit en chemin pour le QG des Space Marines à sept heures et demie. Elle était furieuse. - la Terre : QG du CDMS, Etats-Unis -Le téléphone sonna et le lieutenant Morse le prit en sursaut. "Morse." "Thomson. Quand est-ce que vous avez dit que le docteur arriverait ?" "Elle devrait déjà être là, chef. J'ai mis le mail en Urgent, et je l'ai envoyé bien avant la limite pour le Support Matinal. J'imagine qu'elle est en chemin." "Et en retard. Et probablement volcanique aussi." observa le chef d'un ton caustique. "Euh, vous voulez que je l'appelle sur son mobile ?" demanda le lieutenant, tout en priant pour une réponse négative. "Non, n'ajoutons pas inutilement à la longue liste des torts que nous avons infligé à cette pauvre femme." répondit Thomson, avec une ironie mordante. Le lieutenant Morse soupira d'aise en lui-même. "Avertissez-moi juste à l'instant où sa voiture arrive. Je tâcherai d'arriver à la réception avant elle." "Entendu chef." La ligne fût coupée, laissant un instant au lieutenant Morse pour réfléchir à la personnalité du docteur Richards. Physiquement, elle était pas si mal, se dit-il. Il fallait avouer qu'elle était en forme, et il trouvait que ses taches de rousseur la rendait plutôt mignonne. Le problème, c'est quand on regardait au-dessus de ses joues rougies, pour tomber dans le puits de ses yeux bruns fonçés qui cachaient un lac de lave explosif. On ne pouvait jamais savoir quel mot, quelle observation serait la cause d'une éruption mortelle. Parfois, même le silence ne pouvait vous sauver. Son tempérament était pire que le Krakatoa. Moins il avait à faire avec elle, mieux il se portait. Sûr qu'il serait pas très à l'aise lorsque le chef l'appelerait à son bureau pour rendre compte de l'événement du petit matin. Ca, c'était sûr. Il se dit qu'il ferait mieux de vérifier qu'il avait bien rassemblé toutes les données. Il farfouilla dans ses papiers pour la quatrième fois, contrôlant chaque pièce, s'assurant que chaque élément, même le plus obscur, était présenté correctement. Cette insistance et cette rigueur faillirent lui coûter cher, ce matin-là. Ce fût purement par hasard qu'il leva la tête au moment même où, sur la video de l'entrée du parking, l'arrière d'une Fiat Pinto blanche, sale et usée disparaissait vers la gauche de l'écran. Dans sa panique, il se précipita sur le combiné et le renversa. Avec une vitesse extrême, il réussit à redresser le combiné, le prendre en main et appuyer simultanément sur le bouton rapide qui avait le numéro de son commandant. Il eut une demi-seconde de répit pour se calmer, et, lorsqu'il entendit la voix du chef Thomson il dit calmement "Elle est arrivée, chef." La ligne se coupa avec une vitesse qui lui parut un tantinet brusque. Alors qu'elle se dirigeait vers la boîte en verre, une colère d'une dimension respectable parcourait encore ses veines. Elle avait fait presque la moitié du chemin quand une porte s'ouvrit et cet homme détestable en sortit. Avec son air de supériorité à toute épreuve, il l'avait toujours irritée au plus haut point. Il semblait faire exprès de se moquer d'elle et de ses arguments. Elle le haïssait, et elle était convaincue que c'était réciproque. Mais il était le Client, et elle se devait de faire le nécessaire pour éviter que son bébé ne soit condamné aux oubliettes bureaucratiques. Cette pensée ajouta une dose de colère supplémentaire à son état. Elle pressa le pas, et se dirigea automatiquement vers la source du Mal. Elle marcha vers lui, son expression rigide. "Bonjour, docteur Richards." s'aventura le chef Thomson. Il avait déjà notifié au garde que la personne arrivant était sous sa responsabilité personnelle - ce qui convenait fort bien au garde. Ce dernier avait entendu ce qui était arrivé à un collègue qui avait absolument tenu au respect de la procédure. La volée de bois vert qu'il s'était pris ce jour-là était en passe de devenir une légende parmi les gardes. De fait, celui qui tenait le poste était fort conciliant avec l'ordre du chef, et ne tenait nullement à découvrir s'il pouvait améliorer le record existant. Il se contenta de mettre à jour le registre des arrivés, et se garda d'émettre le moindre son. Dans l'absence de tout signe de réponse, le chef Thomson continua son monologue "Je suis bien content de vous voir, docteur. Comme vous le savez, . . " il fût brusquement interrompu. "Je sais que vous avez encore une fois injustement accusé GravNet de n'être qu'un tas de ferraille inutile !" rétorqua Richards, faisant face à son bourreau. "Je ne doute pas que je vais trouver que tout fonctionne parfaitement bien, encore une fois, et je serais forcée de repartir couverte de ridicule !" Sa colère était presque tangible. Le chef Thomson détestait chaque seconde de cette discussion. Il avait passé la matinée entière sur le problème GravNet - d'abord en prenant quelques minutes pour lire et valider le rapport, puis en passant le reste du temps à essayer d'imaginer comment il pourrait bien faire pour empêcher cette femme de péter les plombs. Avec découragement et dépit, il se rendit compte de la futilité de son entreprise, condamné à l'échec dès le départ. Ceci n'allait PAS être une bonne journée. "Ecoutez, docteur, laissez-moi expliquer la situation." il montra le chemin de son bureau, et le couple se remit à marcher. "C'est cela, voyons ce que vous encore trouvé." répondit le docteur, d'une voix chargée de venin. Le chef Thomson réprima un mouvement d'irritation. Seigneur Dieu, mais pourquoi est-ce que ce devait être précisément cette furie en jupe qui soit en charge du projet ? Et dire que ce n'était même pas un lundi. Soudain, le chef Thomson eut une idée. "Eh bien, docteur Richards, je pense que vous allez trouver nos données intéressantes." dit-il d'un ton sérieux. Susan Richards fût surprise. Elle s'attendait à ce qu'il soit têtu et inflexible, comme d'habitude. Cependant, au lieu de se montrer désagréablement borné, il lui faisait miroiter une possibilité de compréhension. Rapidement elle évalua les causes et les conséquences possibles d'un comportement si inhabituel. Ils marchèrent en silence durant quelques pas, ce qui leur permit d'arriver au bureau du commandeur-chef. Il ouvrit la porte et entra, la laissant le suivre. Elle nota le retour à la normale et fit le voeux de ne pas se laisser tourner en bourrique aujourd'hui. D'un geste, elle remonta ses lunettes et entra dans le bureau. Le lieutenant Morse vit, grâce aux fenêtres vitrées, le chef et la dragonne (c'était le surnom donné au docteur par les hommes) entrer dans le bureau du commandeur-chef. S'attendant à entendre le volume habituel des désaccords dans ce genre de situation, il centra son attention sur sa console en espérant, par une concentration absolue, exclure la dispute de sa réception auditive. Après quelques minutes d'efforts intenses, le lieutenant réalisa qu'il n'y avait en fait aucune bruit de dispute à ignorer. Avec précaution, comme si tout mouvement brusque pourrait déclencher l'explosion tant redoutée, il tourna la tête et regarda dans le bureau du chef. La dragonne était assise, et ni elle ni le chef n'avait le visage cramoisi ; ils n'avaient même pas l'air de poliment s'envoyer se faire voir ailleurs. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il semblait bien qu'ils étaient simplement en train de - discuter. "Pas possible !" se dit le lieutenant. Avoir la dragonne et le chef dans le même bureau, en même temps, sans aucune dispute ? Ce n'était tout simplement jamais arrivé. Le lieutenant était fort surpris. Puis il se demanda comment ça se passerait quand le moment viendrai pour lui d'entrer dans la même pièce, de se mettre en plein dans le champ de tir. Pour une fois, il pourrait peut-être s'en sortir sans avoir besoin de s'enfermer pendant une demi heure dans le silence des toilettes par après. Il revérifia ses données, enore une fois, juste pour se rassurer. S'il n'y avait pas déjà une éruption, il était hors de question qu'il soit responsable d'en faire partir une. Ayant fini, il se mit à parcourir les bases de données afin de trouver une info quelconque, un lien, n'importe quoi qui pourrait aider à retarder l'explosion inévitable. Un miracle avait empêché la dragonne de cracher le feu dès le départ, mais le lieutenant n'était pas assez naïf pour s'imaginer que cela pourrait durer. Il espérait simplement pouvoir éviter d'être présent quand l'état de grâce actuel prendrait fin. Le chef avait été enfermé avec la bête pendant presque un demi-heure lorsque le téléphone du lieutenant sonna. Il était temps d'y aller. En attendant que le lieutenant soit assis, le chef Thomson maintenait soigneusement sa garde. La demi-heure qu'il venait de passer avait été aussi stressante émotionnellement que quelques-uns de ses plus mauvais jours en tant que simple soldat à l'entraînement. Cependant, il éprouvait une certaine fierté à avoir trouvé une carte qui semblait gagnante. En tout cas, il avait obtenu trente minutes de paix pour ses hommes, et, en constatant le regard admiratif du jeune Morse, il se dit que cette victoire serait l'object de pas mal de commentaires dans les jours à venir. C'était juste une question de trouver la bonne approche, se dit-il, en faisant signe au lieutenant pour qu'il donne son dossier au docteur. Le docteur Richards, quand à elle, était intérieurement abasourdie. Conserver un comportement digne en présence du chef avait toujours été une épreuve, mais cette fois, il était presque supportable. De l'autre côté, le rapport qu'il lui avait fait était plus que surprenant. Il était indubitablement vrai que GravNet était un assemblage complexe et délicat, représentant le haut-de-gamme de l'équipement scientifique mais encore au stade de débutant dans sa vie professionnelle. De brefs incohérences de mesure étaient la norme pour ce genre de projet au stade actuel. Avant, ces erreurs n'avaient jamais subsisté pendant plus de quelques minutes, voir quelques secondes. Cela faisait partie de la routine de toute première implémentation d'un projet de laboratoire à l'échelle industrielle. Mais aujourd'hui était entièrement différent : l'erreur était persistent et, encore plus curieux, stable. Cela était suffisant pour calmer le tempérament volcanique de la scientifique. Lorsque le lieutenant entra, elle était si désireuse de constater les faits par elle-même qu'elle se leva et arracha presque le dossier des mains du lieutenant. En se rasseyant, elle dirigea la totalité de son attention aux données qu'elle voyait devant ses yeux. Perplexe, le lieutenant regarda son supérieure, inclina la tête et tenta une retraite rapide. A son grand regret, ce dernier ne le laissa pas s'en tirer si facilement, et lui fit signe de s'asseoir sur l'autre chaise. Résigné, le lieutenant Morse referma la porte et s'asseya. Le silence dura quatre minutes avant que le docteur leva la tête et regarda autour d'elle, comme si elle revenait d'une autre dimension de la compréhension. Ayant repositionnée ses lunettes, et vit enfin le lieutenant, et se tourna vers lui. "C'est vous qui avez constaté l'anomalie, n'est-ce pas ?" "Oui docteur, cela est correcte." répondit le lieutenant. "Comme vous pouvez le voir dans le rapport, je l'ai constaté peu après quatre heures et demi ce matin, et j'en ai remonté la trace pour en trouver l'origine à quelques minutes auparavent.". Il avait l'impression d'être interrogé par son sergeant instructeur. "Et quelle est la première chose que vous avez fait en constatant cette incohérence ?" demanda le docteur Richards avec empressement. "Eh bien, j'ai évidemment vérifié les données brutes des stations de mesure afin de m'assurer qu'il n'y avait aucune erreur de transmission. Puis j'ai recompilé les flux de données pour revalider le résultat de la console, et finalement j'ai donnée l'ordre de recalibration à toutes les stations, afin de m'assurer qu'aucune n'était sujette à de fausses données qui pollueraient le flux, ce qui n'était pas le cas." Le lieutenant Morse commençait à se détendre. C'était pas si difficile, après tout. "Et vous n'avez trouvé aucune erreur dans le protocole de transmission, ni dans le statut opérationnel des stations de mesure ?" s'enquît le docteur. "Non docteur. Toutes les stations ont réagi correctement et promptement à toutes mes requêtes, et leur état de fonctionnement peut être considéré comme étant optimal. Ceci n'est pas un problème matériel." déclara le lieutenant d'une voix assurée. Poursuivant son interrogatoire sans pitié, le docteur Richards sonda l'esprit du lieutenant à plusieurs reprises, notamment concernant les trois stations qui avaient fait preuve d'un comportement plus aléatoire depuis une trentaine de jours. Il y avait un problème connu à la Station 23 (le prochain tour de maintenance commencerait dans six semaines), mais le lieutenant fût capable de la convaincre qu'il avait correctement utilisé les procédures de secours, et avait bien pris en compte la bonne variance concernant l'analyse statistique du flux provenant de cette station. Le lieutenant réussit même à la surprendre quelque peu en lui montrant deux imprimés qu'il pris dans le tas, imprimés donnant le résultat d'une étude qu'il avait fait pour évaluer l'impact des variances statistiques maximales sur le flux de données de la Station 23, afin d'en cadrer la cohérence. Satisfaite que le travail avait été bien fait, elle mit fin à l'interrogatoire. Bien évidemment, le lieutenant n'avait pas fait tout aussi bien qu'elle-même l'aurait fait, mais sa volonté de faire le petit plus pour garantir la cohésion des données l'avait fait remonter dans son estime. C'était un point qu'elle n'oublierait pas. Pour une fois, il semblerait que la Sonette de l'Esclave avait retentit à raison. Il y avait vraiment un problème à résoudre, et il n'y avait qu'elle qui pouvait le résoudre. "Alors docteur, que suggerez-vous ?" demanda le chef Thomson, afin de briser le silence qui s'était installé. "Eh bien, je crois que je vais devoir réviser le code applicatif encore une fois." répondit le docteur Richards lentement, après quelques secondes. "A première vue, tout semble fontionner normalement, mais dans ces conditions l'anomalie aurait dû disparaître. Il a dû y avoir une fausse lecture, puis une condition que a fait que l'erreur a été validée et retenue. Je n'imagine pas ce qui aurait pû produire ce genre d'effet, mais je ne saurais l'expliquer autrement pour le moment." Soudain, le lieutenant parla : "Et s'il y avait vraiment un accroissement de la masse ?" Dès qu'il l'avait dit, David se demanda pourquoi il n'avait pas pu la fermer. La réponse du docteur Richards le surprit. Non seulement elle lui répondit gentiment, mais en plus, elle souriait même en lui parlant ! "Une croissance de plus de dix milliards de tonnes n'arrive pas comme ça. Enfin, ça pourrait arriver, mais il n'y a qu'un cas : celui d'un astéroïde qui aurait touché la lune. Et s'il y avait un astéroïde, on serait en train de le détecter et de calculer sa position et sa trajectoire, au lieu de regarder la lune en se demandant ce qui l'avait fait grossir." "On aurait peut-être raté l'astéroïde ?" dit le chef Thomson. "Avec les problèmes qu'on a eu récemment, je ne serai pas surpris de découvrir qu'un astéroïde nous aurait échappé." D'un coup, l'atmosphère de la pièce se rafraîchit notablement. "Permettez-moi de vous rappeller que GravNet fonctionne comme prévu depuis plus de six mois ?" Le ton du docteur Richards était de glace. "Les seuls vrais problèmes ont été le non-respect des procédures documentées, ainsi que trois cas de disfonctionnement matériel, probablement dûs à des manipulations brutales par des employés négligeants." continua-t-elle, la moutarde lui montant au nez. "J'ai dû prendre des journées entières à chaque fois pour aller sur site personnellement et réparer les équipements, qui fonctionnent de nouveau après mon intervention." Susan Richards était puissamment énervée de nouveau, mais elle se contint. Elle avait du vrai boulot à faire, alors il n'y avait pas de temps à perdre. Elle se leva brusquement. "Je serai dans la salle serveurs." dit-elle, et elle partit en claquant la porte. Les deux hommes étaient restés parfaitement immobiles durant l'algarade. Le chef Thomson se traita d'imbécile intérieurement pour avoir de nouveau perdu le contrôle de la situation. Pourtant, il pensait que sa question méritait réponse ; aurait-il pu y avoir un astéroïde non détecté ? La planète Jupiter est assez éloignée en vérité, se dit-il. Dix milliards de tonnes de rocher ça a l'air impressionnant, mais à une distance de plus de six cents millions de kilomètres, ce n'est qu'un grain de sable. Avec un soupir, le chef se tourna vers son lieutenant. "Eh bien, nous voilà de nouveau comme d'habitude, hein ?" dit-il avec un demi-sourire ironique. Le lieutenant sourit à son tour. "Au moins cette fois elle a quelque chose d'autre à mutiler à part nous." Le chef rigola un peu. "C'est bien vrai." dit-il. "OK, pendant qu'elle est occupé, passons à l'étape suivante." "Quelle étape suivante ?" s'enquît le lieutenant. "Ben, " commença le chef. "nous avons une anomalie confirmée, et selon la procédure, le SAC-SD doit être mis au courant. Mais ça, c'est mon boulot. Rien à signaler depuis ce matin ?" "A part le tremblement de terre qu'on vient de mesurer ici, rien." répondit Morse, avec un brin d'humour britannique. Le chef sourit de nouveau. "Bon, retournez à votre poste alors." "Oui chef." Tandis que le lieutenant retourna à sa console, le chef se dit, après tout, cette journée pourrait bien devenir intéressante malgré tout. Pour Susan Richards, la journée se passa très rapidement. Elle travailla avec une concentration intense, comme à son habitude, mais, tandis que les heures passaient et qu'elle assemblait et comparait code et données, une certaine fièvre se fit jour dans son esprit. Elle refusa tout net de céder à la panique, et se jeta encore plus dans le travail. Il y avait quelque chose de profondément erroné, et elle avait l'intention de trouver ce quelque chose, même si cela signifiait qu'il lui faudrait faire une conférence devant ses pairs pour admettre qu'elle avait personnellement fait une erreur. Curieusement, elle refusait inconsciemment d'envisager les conséquences de ne pas avoir tort. Elle se rendit compte que le soir était venu quand elle vit le commandeur-chef Thomson entrer dans la salle avec un plateau. Elle se rendit compte que le plateau contenait de la nourriture, et soudain ses glandes salivaires se mirent à rattraper le temps perdu, et son estomac lui signala sans réserve qu'elle avait sauté au moins un repas. Elle se sentit affamée. Elle n'avait pas mangé un seul morceau depuis son petit dèj', et il était déjà . . . "Quel heure est-il ?" demanda-t'elle, les yeux fixés sur le plateau. "Il est passé l'heure d'aller au lit, docteur, et vous êtes restée enfermée ici depuis plus de douze heures d'affilée. Je me suis dit que vous auriez peut-être faim, ou que vous mourriez d'envie de sortir, alors j'ai rassemblé ce petit plateau et je suis venu voir si vous étiez toujours consciente." Le chef Thomson termina sa phrase avec un sourire, afin de bien montrer que c'était juste de la conversation innocente et amicale. "Euh, merci. Vous auriez pu venir avant, vous savez." dit Richards, sa gratitude enlevant toute trace de venin de sa voix. "En fait, je suis déjà passé vers les dix-neuf heures." répondit le chef avec bonhomie. "Vous étiez tellement concentrée sur votre travail que vous ne vous êtes même pas aperçue que j'étais là, alors je me suis dit que je ferais mieux de vous laisser tranquille, et je suis parti." Sa bouche étant pleine, Susan manifesta sa surprise par un simple petit grognement. Tandis qu'elle finissait de dévorer le sandwich, elle observait le chef Thomson qui regradait les écrans et les papiers sur le bureau. Avalant le verre d'eau d'un trait, et se prépara pour les inévitables questions. Comme elle ne savait pas très bien comment expliquer la situation, elle se sentit un peu mal à l'aise. Sa tension remonta d'un cran. "Eh bien, vous ne perdez pas de temps en ce qui concerne la nourriture, hmm ?" dit Thomson, en maintenant la routine amicale. C'était nouveau pour lui et pour elle, et il espérait qu'il pourrait maintenir l'atmosphère sans tout mettre par terre de nouveau. "Vous avez trouvée quelque chose ?" "J'aurai encore besoin d'un peu de temps avant de pouvoir répondre." répondit Richards, gardant un ton neutre. "Je demande juste parce que le Général voudrait des nouvelles fraîches." dit le chef Thomson avec précaution. "Quoi ! Quel général ? Qu'est-ce qu'un général a à voir avec tout ceci maintenant ?" sa colère était revenu en pleine force. Au nom du Ciel, est-ce que ces fonctionnaires ne pouvaient pas la laisser travailler tranquillement ?! "Mais c'est la procédure standard, docteur." le chef Thomson essaya de mettre un grand calme dans sa voix. Il concentra toute sa volonté dans un immense effort psychique pour calmer la colère de cette femme. "Nous avons constaté une anomalie sérieuse dans un composant essentiel de notre Réseau de Détection de Menaces, et la Strategic Air Command doit être tenue au courant afin de pouvoir préparer toutes les mesures nécessaires." Susan se détourna, dégoûtée. Sa colère atteignant des sommets, elle fit un effort héroïque pour se calmer. Ce ne sont que des drones de toute manière, se dit-elle. C'est inutile de s'énerver avec des imbéciles pareils. Elle aurait voulu trouver plus de réconfort dans cette pensée qu'elle n'en eût vraiment. "Bon, et maintenant ?" demanda-t-elle fermement, faisant de nouveau face à son adversaire. "Comment ça, <et maintenant> ? Rien." le commandeur-chef Thomson commençait à s'énerver aussi. Mais elle pourrait pas se calmer, bordel ! "Vous continuez à faire votre travail, on a besoin de vous pour trouver la cause de cette erreur de mesure. Tout ce que je dis c'est qu'il faut bien que je transmette au général McWinter des rapport de situation réguliers, et lui se fatigue un peu de m'entendre toujours dire qu'il n'y a encore rien de neuf." Le docteur Richards était sur le point d'exploser, mais la dernière phrase du chef fût comme suspendu devant sa conscience, comme une feu rouge clignotant. Sa colère disparut en une seconde, et son esprit fût ramené au problème à résoudre comme un clou est attiré par un aimant industriel. Le chef Thomson vit ses yeux se perdre dans le brouillard quelques secondes. Miss Richards subissait de toute évidence une illumination majeure, et il sentit la tension évacuer l'atmosphère comme la buée d'un pare-brise disparaît avec une ventilation climatisée. Il se garda de faire le moindre bruit, attendant patiemment que le moment passe et se demandant ce qu'il en adviendrait. Susan Richards revint à la réalité dans un grand état d'agitation qui n'avait pourtant rien à voir avec la colère. C'était comme si toutes ces heures passées à décrypter des signes sur du papier ou sur des écrans avaient été destinées uniquement à la préparer pour cet instant. Durant tout ce temps, son subconscient avait travaillé, soupesant, évaluant et construisant des théories tout seul et, alors que Susan ne se souvenait déjà plus des mots qui avaient déclenché l'effet, sa conscience s'était vu submergé par le résultat des élucubrations de son sur-moi. Son mode de fonctionnement fût entièrement changé en un instant, et elle entrevit des possibilités totalement nouvelles. Maintenant elle savait ce qu'elle avait à faire, et elle se savait capable de réussir. Lorsqu'elle eût finalement réalisée cela, l'agitation disparut en la laissant dans un état de calme et de maîtrise qu'elle n'avait encore jamais connue. Elle prit une profonde inspiration. "Monsieur Thomas, je pense pouvoir vous assurer que vous allez avoir quelque chose de très intéressant à dire à votre Général demain." dit-elle d'une voix paisible. Si paisible que le chef eût de mal à y croire. "Euh, pardon ? Vous avez trouvée quelque chose, alors ?" demanda-t'il, un peu confus. "Je pense que oui, mais j'aurai besoin d'un peu de temps pour le pouver." dit-elle, confiante. "Si je vous dit ce que je pense sans avoir les preuves nécessaires, vous allez croire que je suis folle." Ouais, ben ça on le savait déjà, se dit Thomson, mais il se retint de le dire tout haut. Puis son cerveau enregistra ce qu'elle venait de dire, et une alarme sonna quelque part aux tréfonds de son être. "Mais qu'avez-vous découvert ?" demanda-t'il d'une voix basse, comme s'il ne voulait pas vraiment une réponse. Susan Richards était assez amusée. Elle avait suivi les pensées du commandeur-chef comme si elle les avaient lues dans un livre ouvert. C'était comme si, d'un coup, il était devenu transparent ! C'était une sensation fort différente de tout ce qu'elle avait connu jusqu'alors. Elle ne le comprenait pas mieux qu'avant, mais il lui semblait pouvoir au moins voir où il voulait en venir. Ca valait toujours mieux que de se cogner la tête contre les murs. Maintenant au moins, elle avait l'impression de pouvoir voir le mur venir. Cela lui donna une sensation de puissance qui lui était inconnu. Comme quand on boit un whisky cul sec. Ce fût dans cet état à demi euphorique qu'elle lui répondit. Son amusement grandit encore en voyant le visage du chef blanchir. Elle sourit d'un grand sourire tandis qu'il se retourna et quitta la pièce, sans dire un mot. Quand à elle, elle fit face aux écrans et au tas de papiers. D'un grand geste, elle vira tout par terre, remit les claviers et les souris en place, et prit quelques instants pour observer les tubes phosphorescents. Ces vieilles données avaient rempli leur office, mais pour ce qu'elle voulait obtenir maintenant, elles étaient inutiles. Elle avait besoin d'autre chose, et il lui fallait un autre programme pour l'obtenir. Avec une énergie renouvelée, et se mit à la tâche impossible qu'elle s'était fixée : pouver que la race humaine n'était plus seule dans l'univers. |
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