La Ruche
par sharok rillk
Chapitre Deux : Preuves
- La Terre : Strategic Air Command / QG de la Défense
Spatiale -
Le Général Anton
Dwight McWinter était un
vieux de la vieille. Sa carrière était brillante, bien
que controversée, et sa retraite amplement
méritée. Il était d'abord et avant tout un soldat,
et prenait ses décisions selon le manuel chaque fois que cela
était la chose la plus raisonnable. Ses détracteurs
diraient que c'etait exactement le problème de son sens du
raisonnable qui devrait être examiné. Pour sa part,
l'opinion du Général était qu' "une
carrière sans tache est une carrière ennuyeuse". Le
Général McWinter était tout sauf ennuyeux.
Anton Dwight McWinter
était fils d'officier. Sa
mère était morte dans un accident lorsqu'il avait atteint
l'âge de cinq ans. Il partit à l'école militaire un
an plus
tard. Il lui semblait avoir vécut dans l'uniforme et
avalé la bouillie militaire toute sa vie. Son parcours scolaire
fût une démonstration de sa carrière : durant sa
dernière année à West Point, il avait
été sanctionné pour mauvaise conduite. La semaine
avant la cérémonie de célébration, alors
qu'il était de fait major de sa promo, il reçut un appel
de sa soeur Shaana qui l'attendait à l'entrée de la base.
A son arrivée au portail, Anton constata qu'un groupe de
loubards la molestait. Il ne se contenta pas de leur mettre une
râclée à lui tout seul, il s'en prit aussi au
garde qui, selon lui, aurait dû protéger sa soeur en
la laissant entrer dans la base.
Au procès deux jours plus
tard, le garde
déposa un témoignage écrit (il ne pouvait
parlé, sa mâchoire était cassée) qui
expliquait qu'il n'y avait aucun article du règlement qui
permettait la présence de personnel non-autorisé sur le
terrain militaire, quelle que soit la circonstance. La défense
de
McWinter fût une diatribe féroce mais brillante contre
l'interprétation stupide du règlement, soutenue par sa
conviction que l'Armée avait pour unique raison d'exister
l'obligation de protéger les citoyens à tout prix. Son
discours était très convaincant et il aurait pu
gagné l'acceptation du jury s'il n'avait pas
en plus résisté aux policiers militaires venus en
réponse
aux appels du garde. Pour cela, son statut de major de promo lui
fut retiré, mais en fin de compte on enterra l'affaire et
il put participer aux cérémonies en 2e position.
Il y a un dicton, parmi les
administrateurs militaires
expérimentés, qui dit que la Marine n'oublie jamais. Si
cela est vrai, il faut alors dire que Anton D. McWinter portait ses
blessures avec fierté. En dépit de l'échec subi en
début de carrière, il lui fut rapidement
confié quelques missions sérieuses au cours desquels son
succès amena sur lui l'attention du public, attention qui lui
valut une notoriété et une faveur qui ne devait plus
jamais se démentir (le succès éclatant de
l'attaque osée sur la lune pour libérer des diplomates
Iraqiens des mains de terroristes Syriens fut
l'évènement qui lui garantit la faveur éternelle
du public).
Ainsi, le Général
McWinter avait une
carrière parsemée de hauts faits impressionnants, et une
réputation d'intégrité qui descendait
jusqu'à l'homme de la rue. Le fait que cet homme n'avait jamais
profité de cette situation pour réclamer le poste
suprême était un mystère pour un grand nombre de
ceux qui lui aurait donné leur vote sans hésiter. Mais
ceux qui le connaissaient savaient qu'Anton souscrivait totalement
à l'ancien adage grec qui disait : Connais toi
toi-même. Et McWinter savait bien qu'il n'avait absolument pas la
patience ni l'hypocrisie nécessaire pour écouter des
heures d'inepties en buvant du thé. Il ne pouvait pas non plus
s'empêcher d'appeler un chien un chien. Son talent diplomatique
était fort réduit, et il ne faisait aucun effort pour le
cacher. Cependant, il était fasciné par la taille de
l'Univers, aussi, quand la situation politique créa le Centre de
Détection des Menaces Spatiales, il déposa sa candidature
pour le
poste de d'administrateur civil.
Sa candidature fut
acceptée endéans une
semaine, et il avait déjà été reconduit
dans le poste par deux fois. A soixante-et-onze ans, il n'y avait pas
un soldat de la base qui osait le défier deux fois aux exercices
matinaux. En dépit du fait qu'il ne portait plus l'uniforme, il
était toujours impeccablement habillé en pantalons bleu
marine, chemise blanche et cravate noire. Personne ne l'appelait par
son
nom, il était Le Général. Ses rares amis encore
vivant étaient les seuls à l'appeler Dwight.
Un de ces amis était le
Sénateur Mike Brennard,
un jeunot selon les critères du Général, il
n'avait que soixante-trois ans. Le Sénateur Brennard avait servi
sous ses ordres en tant que Lieutenant, et ils avaient effectué
quelques missions délicates qui permirent au
Général de voir le Lieutenant dans le feu de l'action.
Dans cet environnement qui ne trompe pas, le Lieutenant avait
gagné le respect du Général et avait
lui-même appris un grand respect pour son aîné. Le
fait que Brennard était devenu le Conseiller en Défense
à la Maison Blanche était une bonne chose en ce moment,
le Général en était persuadé. Il y avait
quelque chose de pas net dans les entrailles mécaniques du CDMS,
et le Général appréciait le fait qu'il
pourrait donner un résumé succint et
non-édulcoré
à son Lieutenant sans avoir besoin de faire un dessein. Que
Brennard soit maintenant de fait son supérieur n'ennuyait pas
le Général le moins du monde, cela faisait parti du grand
jeu qu'est la Vie.
Non, le seul souci qu'avait le
Général
était cette histoire de masse detectée par GravNet.
Depuis sa retraite, McWinter s'était intéressé de
près à l'espace. Sa connaissance du sujet aurait surpris
bon nombre de scientifiques, s'ils avaient eu l'occasion de parler avec
lui.
De fait, le Général savait fort bien qu'un milliard de
tonnes, métriques ou autres, ne pouvaient pas simplement
"apparaître". Il savait aussi quel était l'historique de
fiabilité de GravNet et, dans sa conversation d'hier avec le
Commandeur Thomson, ils étaient tombés d'accord que, s'il
y avait un astéroïde, ils auraient fort bien pu le rater.
Le Général avait rangé cette information dans sa
mémoire, confiant que quelque chose viendrait confirmer cette
hypothèse.
Ce fut donc une surprise
pour lui lorsque, ce matin, son
adjoint l'informa (après ses 30 minutes d'exercices matinaux et
sa douche) que le Général avait un appel prioritaire du
CDMS. Le Général prit donc la direction de son
bureau, écourtant les salutations matinales au minimum.
Dans son bureau, le
Général appuya sur la touche
rapide correspondante, et pris le combiné. Le
téléphone sonna une fois et Thomson répondit d'une
voix qui paraissait passablement fatiguée.
"Que se passe-t-il, Commandeur ?"
demanda le
Général, son ton servant d'introduction.
"Ahh, Général, je
crois qu'on a un
problème." dit le Chef
Thomson,
son ton pas très ferme.
"Expliquez-vous." dit le
Général, bref comme
à son habitude.
"Monsieur, je crois que vous
devriez venir ici. Il y a des
éléments qui ne peuvent se dire sur une ligne vocale."
La voix du chef avait pris de
l'assurance, mais le
Général percevait toujours une certaine confusion dans
les convictions du chef. Malgré tout, McWinter comprit
clairement que le sujet était trop chaud pour une ligne
militaire normale. Se décidant rapidement, il dit au
commandeur-chef
qu'il "était en route", et raccrocha.
Le Général donna
ordre à son adjoint de
faire préparer un hélijet pour départ
immédiat
vers le QG du CDMS. L'adjoint s'éclipsa rapidement et,
quand le Général se retrouva seul, il ouvrit son
coffre-fort et en sortit un téléphone mobile un peu
spécial. D'extérieure, l'appareil était semblable
aux modèles de communication disponibles sur le marché,
mais celui-ci avait une puissance de calcul qui était à
des années de ce qui existait dans les modèles grand
public. Il l'activa et vérifia une liste qu'il
récupéra dans le coffre, puis il fit deux appels
très courts. Lorsque l'adjoint revint annoncer la
disponibilité du transport, le coffre était
refermé. Le Général parti en direction de la piste
avec une valise en cuir, tandis que son adjoint s'efforcer de le suivre.
Dans la valise il y avait un
téléphone
très spécial, allumé et en attente de
réception.
- La Terre : QG du CDMS -
Le commandeur-chef Thomson
était en train de cuire au
soleil, en attendant l'arrivée sur la piste de l'hélijet
de son
supérieur. En ce qui concernait l'isolation, l'endroit
était parfait, mais c'était franchement pénible
pour quelqu'un qui préférait l'hiver et la neige. Par
ici, se disait Benjamin en caressant sa joue fraîchement
rasée, le plus frais qu'on ait dans la journée
c'est de l'ordre de dix degrées. Bizarre comme la nuit il peut
geler. Le chef Thomson aimait faire le tour du périmètre
juste avant le lever du soleil. Ce matin ça n'avait pas
été possible et, selon toute vraisemblance, cela
resterait impossible pour un temps certain. Si la cause n'avait pas
été si excitante - et effrayante - son humeur aurait
été nettement plus maussade. Au lieu de cela, il
était tendu à un point tel que la chaleur
écrasante ne
l'ennuyait même pas.
Il attendit un quart d'heure
avant que l'opérateur radar dans le bâtiment
derrière lui ne l'appelle par la fenêtre : hélijet
en approche. Le commandeur-chef
Thomson se tourna à demi et fit oui de la tête, puis il se
mit à marcher vers les cercles de la piste, à environ
cent mètres du bâtiment radar. Il y arriva à peine
dix secondes avant qu'un hélijet aux réacteurs hurlants
ne passe la ligne de collines rocheuses à sa gauche. Quelques
secondes plus tard, il devait retenir sa casquette d'une main et se
protéger les yeux de l'autre tandis que l'hélijet restait
suspendu au-dessus de la zone d'attérissage. Les
réacteurs de l'appareil hurlaient avec moins d'intensité,
mais le souffle des doubles hélices était quand
même suffisant pour renverser un homme qui ne s'y était
pas préparé.
Le chef avait déjà
vécu cette situation à de nombreuses reprises et il ne
fût pas trop secoué. La porte passager s'ouvrit dès
que les hélices avaient ralenti suffisamment pour permettre le
passage.
Connaissant le Général, Thomson était certain que
ce dernier fulminait contre les mesures de sécurité qui
gardaient la porte verouillée tant que les conditions de
sécurité n'étaient pas optimales. Et de fait, le
Général fut le premier à sortir, sautant
à terre comme un commando cinquante ans moins vieux. Il marcha
à grand pas vers le commandeur et le pris par le bras,
l'entraînant hors de la zone de saturation auditive des
hélices. L'adjoint du Général sorti de
façon plus mesurée, et il dût courir pour rattraper
les deux hommes, valise à la main.
"Bon, qu'y a-t'il de si important
!" cria le Général dès que sa voix put se
faire entendre. Ils s'éloignèrent rapidement et le
commandeur commença son rapport tandis qu'ils grimpaient
dans une jeep.
"Eh bien, Mon
Général, nous avons une anomalie persistante et aucune
panne d'équipement ne peut l'expliquer."
"Donc ce n'est pas un
problème matériel ?" demanda le Général.
"Tous les tests sont positifs, le
matériel n'est pas en cause et fonctionne parfaitement."
répondit le chef. "Le docteur Richards travaille toujours sur
les données, mais il semble que nous sachions assez pour faire
une estimation."
Le chauffeur s'arrêta
devant le centre de contrôle et les trois hommes entrèrent
dans l'atmosphère tempérée du bâtiment.
"Et c'est quoi votre estimation
?" demanda le Général lorsque la porte était
fermée.
"Mon Général, le
docteur Richards pense que l'anomalie n'est pas un
astéroïde." dit Thomson.
"Et vous en pensez quoi ?"
demanda le Général, regardant le chef droit dans les yeux.
Le commandeur-chef Benjamin
Thomson soutint le regard intense du Général sans
broncher. "Mon Général, je pense qu'il est possible
qu'elle ait raison."
Susan Richards était
exténuée, mais elle tenait bon grâce à sa
détermination et au nombreux pots de café noir de noir
des Marines. Toute la nuit elle avait travaillé sans
relâche sous la surveillance occasionnelle du chef Thomson.
Il n'avait pas dit un mot, il ne la dérangeait pas non plus. Il
se contentait d'entrer quelques minutes pour regarder les écrans
et vérifier les données qui s'imprimaient, puis il
s'éclipsait.
Susan avait continué de
travailler sur son programme. Elle voulait réevaluer les
données brutes à la lumière de sa nouvelle
perspective. Son but était de redéfinir les conditions
d'analyse en se basant sur la théorie incroyable que GravNet
avait fonctionné correctement depuis le début et que les
fluctuations, source de tant d'appels et d'heures de modifications,
étaient en fait réelles. Au début, cela lui avait
semblé être une tâche titanesque, mais elle avait
souvent constaté que de nombreux modules existants pouvaient
aisément être réutilisés avec un minimum de
modifications. Son application avait donc progressé assez
rapidement en un temps relativement court. A deux heures du matin, elle
avait une version alpha qui donnait déjà une
première estimation des données selon le nouvel
algorithme. A l'aube, elle avait collecté suffisamment de
résultats pour pouvoir se faire une idée des
événements. En un sens, c'était encourageant, mais
c'était aussi inquiétant.
Cette inquiétude dominait
sa pensée tandis qu'elle se préparait dans la salle
précipitamment arrangée pour la réunion qui devait
avoir lieu. Une table avait été installée et elle
avait empilé plusieurs gros tas de papiers qui
représentaient l'état courant de son analyse. Elle savait
qu'elle n'avait pas tous les résultats, mais elle savait aussi
que la somme de données dont elle disposait aurait
été fort convaincant dans une conférence entre
collègues. Malheureusement, ce "Général"
n'était pas un collègue, et elle ne savait pas comment il
allait réagir face à ce qu'elle allait devoir lui dire.
Allait-il la prendre pour une dingue ? Au fait, était-elle
normale ou pas ? Elle se posa la question et réfléchit
durant quelques minutes, mais elle ne se trouva pas de réponse
sûre. Si tout se passait mal, elle ne pourrait que se dire
qu'elle avait fait ce qu'elle avait pu.
Le lieutenant Morse et elle
attendaient en silence lorsque le chef Thomson
entra, suivi par le Général. Le docteur Richards savait
qu'elle allait devoir convaincre cet homme et l'amener à
épouser sa cause, sous peine de voir des choses terribles
arriver dans le futur. Après tout, des aliens venus de Dieu sait
où étaient peut-être prêts à envahir
la Terre en ce moment même, depuis leur nouvelle base dans le
système solaire. Cette pensée lui donna la chair de
poule. Si ces êtres venus d'ailleurs étaient vraiment
aggressifs, comment l'humanité pourrait-elle se
défendre ? Remettant de l'ordre dans son esprit, elle se leva
pour accueillir le Général.
"Mon Général, voici
le docteur Richards."
dit le chef en la présentant à son supérieur.
"Bonjour Madame. Vous m'avez
l'air fatiguée." dit le Général.
"Eh bien, j'admets que le sommeil
manque un peu en ce moment."
dit le docteur avec un petit sourire.
"Et voici le lieutenant Morse,
mon assistant technique." continua le chef Thomson en présentant
le jeune lieutenant qui se tenait au garde-à-vous.
"Repos, soldat.", dit le
Général et lui tendant la main.
Le lieutenant salua promptement
cette légende vivante, puis il prit la main offerte avec grand
respect. Il avait évidemment (comme tout le monde) entendu
parlé du vieux commando et était impressionné de
se trouver face-à-face avec lui. Mais David Morse était
encore plus intéressé par ce qui s'était
passé durant son absence. Il avait quitté son poste hier
à seize heures, et il était de retour à quatre
heures ce matin pour trouver tout le monde encore debout. Ni le chef
Thomas ni le docteur Richards n'avaient dormi.
En ce qui concernait le docteur,
il n'était pas plus surpris que cela. Des nuits blanches dans la
salle serveur, elle en avait fait pas mal. Ce qui était plus
intéressant, c'était la coïncidence, le timing.
Après tout, aucune panne d'équipement n'était
à déplorer, et le programme fonctionnait suffisamment
bien pour ne pas justifier ce genre d'effort. Encore plus surprenant
était la nuit blanche du chef Thomas. Cela était plus que
rare. Une trève avait de toute évidence été
déclaré entre le Dragon et le reste du monde,
peut-être que ceci expliquait cela. Néanmoins, le
lieutenant Morse était fort intrigué par le contenu de
cette réunion matinale et il était persuadé que
ça allait être très interessant.
"Alors, Richards, pourquoi le
chef Thomson a-t-il refusé de dire quoi que ce soit sur un canal
militaire sécurisé ?" Le Général McWinter
n'avait pas l'habitude de tourner autour du pot.
Susan Richards réprima son
mouvement de surprise devant cette révélation. Quand
Thomson lui avait dit que le Général était en
route et qu'elle devait préparer un rapport complet, elle avait
pensé qu'il avait déjà expliqué les bases
du problème. Elle regarda le commandeur-chef.
"Vous ne lui avez rien dit ?"
demanda-t-elle, comme pour confirmer l'information.
"Seulement qu'il faudrait qu'il
vienne ici pour avoir toute l'information."
expliqua le chef Thomson.
"Très bien." dit Richards.
"Je pense qu'il avait raison, Général. S'il vous avait
tout dit au téléphone, vous auriez probablement
décidé de m'envoyer chez un psy."
"Cela pourrait très bien
arriver quand même." dit le Général d'un air
pincé.
"Vous feriez bien d'être convaincante, docteur." dit-il en
s'asseyant.
"Je ferai de mon mieux,
Général."
répondit le docteur Richards avec un soupir.
"Comme vous le savez, hier matin
vers quatre heures vingt le système GravNet fît une
lecture anormale de la masse de Ganymède, l'une des lunes plus
massives de Jupiter, en lui attribuant un accroissement de masse de
l'ordre de dix milliards de tonnes. Un tel accroissement ne peut
évidemment pas se faire spontanément, et cette
information fut initialement considérée comme une
mauvaise lecture des instruments. Cependant, les contrôles de
validation effectués par le lieutenant Morse démontrent
de façon irréfutable que le matériel n'est pas en
cause. Quelle pouvait donc être la source de ce résultat
imprévu ?"
Continuant son exposé, le
docteur Richards expliqua rapidement qu'un astéroïde ne
pourrait pas être à l'origine de cette anomalie, en
partant du principe que tout corps céleste de cette taille
aurait été détecté bien avant qu'il
n'impacte une lune jovienne. De plus, en cas d'impact, il y aurait
forcément un panache de retombées provenant et de
l'astéroïde et de la matière ganymèdienne de
surface, panache qui serait aisément détectable plusieurs
semaines après l'impact. Or, aucun de ces scénarii ne se
voyaient justifiés, puisqu'aucun nouvel astéroïde
n'avait été détecté, et que la photo
optique de Ganymède qu'elle avait réquisitionnée
de l'Oeil Orbital (super-télescope à la disposition du
RezDet) ne montrait aucun signe ni de panache, ni de cratère.
"J'ai passé le restant de
la journée à chercher ce qui avait bien pu bugger dans
mon code. Depuis la mise en service de ce projet, mis à part un
nombre réduit de pannes d'équipement, le Réseau de
Détection des Variations Gravitationnelles a fonctionné
dans les paramètres admis jusqu'à il y a six mois." dit
Susan.
"C'est là qu'on a
commencé à découvrir de légères
variations inexpliquées." ajouta le chef Thomson.
"Que nous avons tous pris pour
une erreur dans le code." opina le Général.
"Tout à fait," admit
Susan. "Et j'avais travaillé à corriger le code sans
modifier les données valides. En fait, j'ai
implémenté un contrôle de cohérence qui
faisait ignorer les piques invérifiables, mais j'ai pris
l'heureuse initiative de conserver l'ensemble des données
brutes.
Ce qui c'est passé hier était simplement une variation
tellement importante qu'elle devenait impossible à ignorer par
le contrôle de cohérence."
"Bon, alors cette anomalie est du
genre qui s'impose. Qu'avait-vous fait ensuite ?" demanda le
Général.
"Eh bien j'ai
décidé de changer mon approche." répondit
Richards.
"Ah, et quelle approche
avez-vous adopté
?" demanda le Général, visiblement
intéressé.
"J'ai imaginé que
l'ensemble des données étaient correctes, et que les
variations étaient réelles.
J'ai passé la nuit à construire une image de leur
évolution." dit Susan Richards.
"Hmm, je vois. Et qu'avez-vous
trouvé ?" demanda McWinter.
"Eh bien, pour résumer, il
y a six mois les variations étaient insignifiantes par rapport
à hier, et très espacées dans le temps. La
première pique était d'environ 450 millions de tonnes, et
elle ne dura que cinq minutes.
La suivante était du même ordre, et ne dura qu'une
vingtaine de minutes."
dit le docteur.
"Quel intervalle entre les deux
?"
demanda le Général.
"Huit jours. Ensuite, dix-neuf
jours plus tard, une pique plus grosse fut enregistrée,
dans le milliard de tonnes. Elle tomba à une douzaine de
millions au bout de sept minutes, puis elle disparut entièrement
au bout d'une demi-heure." Susan
continua. "J'ai établi un graphique, mais il est encore
incomplet puisque toutes les unités ICNC ne me sont pas encore
parvenues . . ."
"Comment ça, unités
de calcul ?"
interrompit le Général. "Est-ce que vous êtes en
train de me dire que vous avez publié ces informations sur le
Net ?"
"Eh bien, euh," Susan
était confondue devant cette attitude imprévue. "Je n'ai
soumis que certaines unités pour des crédits de calcul
ouverts. Il n'y a aucun coût budgétaire qui y est
associé."
"Mais bordel de merde, Richards,
ce sont des données militaires top-secrètes ! Avez-vous
la moindre idée de ce que vous avez lâché !?" le
Général était maintenant debout, apoplectique de
rage. "Je vais vous détruire pour ça, femme !"
"Mon cul, oui !" Susan explosa.
Non, mais, quel culot ! "Savez-vous combien il y a d'êtres au
monde qui peuvent interprèter ces données ?" Le
Général fut pris de court. "Pas plus de quatre dans
l'ensemble des colonies humaines, et personne n'est plus
qualifié que moi ! De plus, personne d'autre n'a accès
à GravNet ! Sans oublier que le seul code sensible est ici, et
c'est moi qui l'ait écrit !"
"S'il vous plaît, docteur,
Mon Général, calmez-vous
. ." Le commandeur-chef essaya de prendre le contrôle de la
situation, espérant ne pas voir la discussion finir en pugilat.
"Mon Général, peut-être qu'on pourra traiter cette
affaire de manque de sécurité plus tard . ."
"Mais c'est ce qu'on fera,"
déclara le Général
d'un ton glacial, "Et vous aurez à vous expliquer aussi,
commandeur."
"Oui mon général,
mais . ." Thomson leva la main vers le docteur, pour prévenir
toute réaction de sa part, et il accompagna le geste d'un regard
implorant, "pourriez-vous s'il vous
plaît laisser ça de côté pour
l'instant, et écouter la conclusion du rapport ?"
Dans l'atmosphère tendue,
le Général
resta sans bouger durant quelques instants, puis il prit sa
décision et s'assit. "Continuez." dit-il sèchement.
Le docteur Richards continua
froidement son rapport. "Les premiers résultats des calculs
donnent une activité accrue dans les environs immédiats
de Ganymède. Les variations gagnent graduellement en importance,
puis leur amplitude et les intervalles diminuent."
Le docteur donna au Général un graphique qui
démontrait la chronologie et l'importance des
évènements majeurs.
"Bon, alors vous avez des
variations gravitationnelles qui croissent en fréquence et
diminuent en taille. Et ça nous donne quoi ?" demanda le
Général avec brusquerie.
"Lieutenant, avez-vous les
données que je vous ai demandées ce matin ?"
Susan
regarda le lieutenant, qui se leva immédiatement.
"Oui docteur." Morse tendit
à Richards un autre graphique imprimé.
"J'ai demandé au
lieutenant de regrouper toutes les données radioastronomiques
provenant de Jupiter et de Ganymède en particulier. Il a
supprimé l'activité de Jupiter et il a reporté sur
ce graphique l'intensité de l'activité résiduel en
fonction du temps." Elle plaça le nouveau graphique sur la
table, en-dessous de celui des variations gravitationnelles. Tout le
monde examina les deux graphiques avec attention. Le lieutenant Morse
fut le premier à comprendre, et il fit alors un mouvement
de surprise prononcé.
"Oui, lieutenant," observa
Richards
avec un demi sourire. "ils sont identiques. L'échelle n'est pas
tout à fait la même, la ligne du temps est quelque peu
étirée sur le graphique radio, mais les piques sont au
mêmes endroits. Je suis certaine que, si on fait une analyse
statistique, on trouvera une forte corrélation entre les deux
graphiques." Susan était presque gaie de nouveau, ceci
c'était passé bien mieux qu'elle ne l'avait
espérée.
"Alors," commença
McWinter, "nous avons de piques de radioactivité et
d'électro-magnétisme en même temps que les piques
gravitationnelles. Ca élimine définitivement les
astéroïdes, n'est-ce pas docteur ?"
"En effet, Général.
Ca élimine aussi toute activité humaine, puisque l'Homme
n'a pas encore établi une présence radio dans cette
région du système solaire."
"Bon, qu'en concluez-vous,
docteur ?" demanda le Général, de l'air de celui qui se
doute déjà de la réponse.
Le moment était devenu
solennel. Susan Richards savait que toute sa carrière
dépendait de ce qu'elle allait maintenant dire. Elle respira
profondément et dit : "Général, je crois que ces
données prouvent de façon irréfutable que notre
galaxie héberge au moins une autre forme de vie intelligente
à part la nôtre, et que cette espèce a élu
domicile sur Ganymède comme base dans notre système
solaire." Voilà, c'était dit.
Le lieutenant Morse était
stupéfait.
Il s'était douté de la vérité lorsqu'il
avait vu les deux graphiques côte-à-côte, mais
entendre la conclusion finale de la bouche d'une autorité
scientifique reconnue donnait une authenticité tellement forte
à l'événement qu'il en resta sans voix.
Le commandeur-chef, lui, fit la
grimace en entendant ces mots, comme s'il avait passé la nuit
entière à essayer d'ignorer le but qu'ils travaillaient
justement à démontrer. Face à la
vérité nue et impressionnante, il s'assit et attendit la
réaction de son supérieur.
Quand au général
McWinter, il se contentait apparemment d'étudier les graphiques
avec application, comme s'il essayait d'en extraire une autre
signification, n'importe laquelle, que celle-là. Mais la
conclusion des données était sans appel. Le
général ne doutait nullement que l'étude de
corrélation confirmerait le résultat à un
degré qu'il considérait déjà comme
inconfortablement incontestable. Il leva enfin les yeux pour regarder
le docteur Richards.
"Très bien, doctor, je
pense être d'accord avec votre conclusion." Les trois autres
personnes émirent un soupir collectif de soulagement
quasi-palpable. "Mais," continua
McWinter, "vous avez encore pas mal de boulot pour pouver vos
conclusions, n'est-ce pas ?"
Susan Richards fit oui de la
tête. Sa bouche était sèche, tout à coup, et
elle avait désespérément envie d'un verre d'eau.
"Vous allez avoir besoin de
beaucoup de puissance de calcul pour avancer ce projet." dit le
Général, comme s'il parcourait une liste mentale de
problèmes à résoudre. "Et ça veut dire que
vous allez devoir obtenir les autorisations nécessaires." Il se
tourna vers le chef Thomson. "En attendant, commandeur,
vous serez personnellement responsable de tout manquement
supplémentaire aux règles de sécurité."
dit-il d'une voix sévère.
Le chef fit oui de la tête
à son tour, et le Général se retourna vers son
docteur.
"Il n'y aura plus de
données de ce projet sur les lignes publics, est-ce clair ?"
demanda le Général.
"Euh, oui, mais combien de temps
cela prendra-t-il pour . . ?" balbutia Richards.
"Pas de temps à perdre."
coupa le Général. "A partir de maintenant, je prends le
contrôle exécutif de ResDet et de toutes ses ressources.
Vous êtes désormais consignés sur place, et toute
communication vers l'extérieur est interdit sauf autorisation
exprès de ma part. Je vais contacter le SAC et faire le
nécessaire pour votre séjour prolongé." le
Général annonca les mesures avec son autorité
habituelle et son assurance qu'il n'y aurait aucune objection.
Etonnamment, même Richards
ne souffla mot.
"Bien, je pense que vous vous
rendez compte de ce que tout ceci signifie pour notre race toute
entière. Y-a-t'il quelque chose dont vous auriez besoin ?"
demanda le Général.
"Eh bien, vu que je vais
être ici pour un bout de temps, pourrais-je aller à mon
appartement pour prendre des vêtements ?" demanda Susan, sa voix
un tantinet quémandeur.
McWinter sourit. "Bien sûr,
madame. Je vais envoyer quelques éléments féminins
pour parcourir votre appartement et vous ramener tout ce dont vous
pourrier avoir besoin. Soyez certaine qu'elles ne manqueront aucun
détail, elles ont une grande expérience de ce genre de
chose."
"Merci, Général."
répondit le doctor Richards. Qui l'eut cru ? se dit-elle. Il
peut donc être galant quand il le veut.
"Alors c'est tout." dit le
Général, de nouveau autoritaire.
"Commandeur, je vais réquisitionner ce bureau. Vous pouvez
laisser les dossiers, je vais en avoir besoin."
Les autres se dirigèrent
vers la porte.
"Oh, et appelez-moi mon adjoint,
j'ai besoin de ma sacoche." ordonna le Général. Son ordre
fut immédiatement obéi.
Susan Richards se sentait
très bien. En supervisant le retour des unités ICNC, elle
se dit que, bien qu'elle était epuisée et qu'elle avait
pris un gros risque, le jeu en avait apparemment valu la chandelle.
Elle avait l'intention de prendre un repos bien mérité,
mais elle avait d'abord voulu vérifier la progression de son
projet. Ce serait bientôt fini, il n'y avait plus que quelques
milliers d'unités de calcul dans la file d'attente. Une partie
de ces unités avait été allouée aux ICNC,
comme elle avait essayé d'expliquer au Général.
Elle ne comprenait vraiment pas comment le Général aurait
pu s'attendre à ce qu'elle obtienne rapidement des
résultats exploitables sans utiliser les ressources en calcul du
Net. Et pour ce qui est des problèmes de sécurité,
elle trouvait ça ridicule au possible. Elle était de loin
la personne la plus experte dans son domaine, et chaque unité
avait été encrypté avec des codes d'accès
du plus haut niveau. Cela prendrait des jours avant qu'un hackeur ne
puisse exploiter une seule unité, et bien que des millions aient
été alloués au public, ils n'étaient
qu'une portion d'un ensemble. Non, se dit-elle, il n'y avait aucune
chance que quelqu'un puisse rassembler une image cohérente des
unités publics.. Aucune.
Ayant terminé ses
vérifications, elle allait quitter la pièce lorsqu'elle
s'aperçut d'un bruit. C'était un sifflement aigü
qui venait, apparemment, de dehors. Curieuse, elle s'approcha de la
fenêtre en permaverre renforcé pour voir quel en
était l'origine. Ce qu'elle vit la laissa sans voix.
Il y avait toute une escadrille
d'hélijets de combat qui flottaient en position défensive
au-dessus de la base. L'objet de leurs attentions était une
douzaine d'hélijets de transport lourds, dont certains avaient
déjà touché terre et déchargeaient leur
cargo. Plus d'une centaine d'hommes couraient déjà
partout dans un désordre apparent. Des centaines d'autres se
mettaient dans les rangs pour prendre leurs ordres, et d'autres encore
jaillissaient de transporteurs plus petits. Des blindés et des
tanks sortaient en file indienne des gros porteurs, tournant et
maneuvrant selon des ordres qui lui étaient inconnu. Susan
Richards n'avait encore jamais vu des troupes armées en action,
et elle en prenait plein la vue en un temps record.
Après quelques minutes
elle se força à abandonner le spectacle hypnotisant du
chaos devenant ordre. C'est à ce moment-là qu'elle vit le
Général sur le côté, debout dans une jeep,
donnant des ordres et observant leur effet. Eh bien, se dit-elle, il ne
rigole pas quand il dit qu'il prend la situation en main. Elle se
détourna de la fenêtre avec l'intention d'aller se
coucher. Les hommes et leurs jeux peuvent être
intéressants l'espace d'une minute, mais le repos lui importait
bien plus.
- La Terre : au Pentagon -
"Je dois voir le
Président."
Les mots furent prononcés
d'une voix
douce mais ferme par le Conseiller à la Défense de la
Maison Blanche, Mike Brennard. Tandis qu'il coinçait son
téléphone sur son épaule, il repensa à la
conversation qu'il venait d'avoir avec le vieux Général.
L'information qu'il avait obtenu aurait été un choc pour
n'importe qui, mais avec ses responsabilités, le choc avait
été démultiplié.
Comment la Terre pouvait-elle se
défendre d'une civilisation extra-terrestre qui était
capable de faire apparaître dix milliards de tonnes de
matériel de Dieu sait où ? Le sénateur ne
connaissait pas la réponse, mais il savait que la Terre avait
une faiblesse historique face à l'invasion - et ce, dans des
conflits entre ses propres factions. Si des aliens avaient l'intention
de prendre le contrôle de la Terre et de tuer ses habitants ou
les réduire en esclavage, eh bien il ne voyait vraiment pas quoi
proposer pour les arrêter. Le problème était clair
: tant que les intentions de cette civilisation galactique restaient
inconnues, tout était possible. Et le boulot du sénateur
était d'imaginer le pire et d'en préparer la
défense. Sauf que, cette fois, il n'y avait aucune
défense envisageable.
Bien sûr, Mike avait vu les
différents films de science-fiction qui concernaient le sujet
d'invasions extra-terrestres. Comme il en était amateur, il
avait tout vu : du plus mauvais des séries B du siècle
précédent, jusqu'aux chef-d'oeuvres de
monstruosités assez bien conçues qui dominaient les
exemplaires modernes. Mais presque tous admettaient un truc, n'importe
quoi, qui permettait à l'Humanité de gagner. Et
l'Humanité gagnait toujours, parce que les films c'est d'abord
de l'amusement, et ce n'est guère amusant de s'imaginer qu'on
est fichu.
Malheureusement, se dit Mike,
ceci n'était pas un scénario Hollywoodien. Il n'y aurait
pas de virus magique à télécharger sur le
vaisseau-mère, ni de capitaine héroïque pour sauver
l'humanité. Quand aux bactéries, s'il fallait compter
dessus l'Humanité serait probablement morte bien avant les
extra-terrestres. En effet, une civilisation capable de franchir les
vastes espaces du vide intersidéral serait certainement capable
de se protéger de menaces biologiques, et ne serait pas assez
stupide pour exposer ses membres inutilement avant d'avoir
expertisé notre atmosphère et certifié son
innocuité. Les aliens étaient certainement bien plus
malins que les scénaristes d'Hollywood pouvaient l'admettre.
Après tout, s'ils étaient stupides, ils seraient
coincés chez eux, se dit-il. Comme nous, en fait.
Un bruit venant de l'appareil
ramena le sénateur à la réalité. Son
correspondant confirma sa demande, et il reçut une heure de
rendez-vous. Cette fois ce n'était pas trop mal ; il avait
quarante
minutes pour tout préparer. Après avoir raccroché,
il appela sa secrétaire et lui demanda de réserver un
hélijet pour dans vingt minutes - prêt à partir
sur-le-champ. Ensuite, il rassembla la documentation nécessaire.
Quand sa secrétaire entra
pour lui confirmer son vol, le sénateur Brennard était
presque prêt. Il enfourna quelques papiers de plus dans sa
valise, qu'il ferma et vérouilla. Puis il partit en direction du
pont d'envol.
Ca allait être un meeting
pas comme les autres, se dit-il.
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