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Chapitre Trois

La Ruche

par sharok rillk

Chapitre Deux : Preuves


- La Terre : Strategic Air Command / QG de la Défense Spatiale -

Le Général Anton Dwight McWinter était un vieux de la vieille. Sa carrière était brillante, bien que controversée, et sa retraite amplement méritée. Il était d'abord et avant tout un soldat, et prenait ses décisions selon le manuel chaque fois que cela était la chose la plus raisonnable. Ses détracteurs diraient que c'etait exactement le problème de son sens du raisonnable qui devrait être examiné. Pour sa part, l'opinion du Général était qu' "une carrière sans tache est une carrière ennuyeuse". Le Général McWinter était tout sauf ennuyeux.

Anton Dwight McWinter était fils d'officier. Sa mère était morte dans un accident lorsqu'il avait atteint l'âge de cinq ans. Il partit à l'école militaire un an plus tard. Il lui semblait avoir vécut dans l'uniforme et avalé la bouillie militaire toute sa vie. Son parcours scolaire fût une démonstration de sa carrière : durant sa dernière année à West Point, il avait été sanctionné pour mauvaise conduite. La semaine avant la cérémonie de célébration, alors qu'il était de fait major de sa promo, il reçut un appel de sa soeur Shaana qui l'attendait à l'entrée de la base. A son arrivée au portail, Anton constata qu'un groupe de loubards la molestait. Il ne se contenta pas de leur mettre une râclée à lui tout seul, il s'en prit aussi au garde qui, selon lui, aurait dû protéger sa soeur en la laissant entrer dans la base.

Au procès deux jours plus tard, le garde déposa un témoignage écrit (il ne pouvait parlé, sa mâchoire était cassée) qui expliquait qu'il n'y avait aucun article du règlement qui permettait la présence de personnel non-autorisé sur le terrain militaire, quelle que soit la circonstance. La défense de McWinter fût une diatribe féroce mais brillante contre l'interprétation stupide du règlement, soutenue par sa conviction que l'Armée avait pour unique raison d'exister l'obligation de protéger les citoyens à tout prix. Son discours était très convaincant et il aurait pu gagné l'acceptation du jury s'il n'avait pas en plus résisté aux policiers militaires venus en réponse aux appels du garde. Pour cela, son statut de major de promo lui fut retiré, mais en fin de compte on enterra l'affaire et il put participer aux cérémonies en 2e position.

Il y a un dicton, parmi les administrateurs militaires expérimentés, qui dit que la Marine n'oublie jamais. Si cela est vrai, il faut alors dire que Anton D. McWinter portait ses blessures avec fierté. En dépit de l'échec subi en début de carrière, il lui fut rapidement confié quelques missions sérieuses au cours desquels son succès amena sur lui l'attention du public, attention qui lui valut une notoriété et une faveur qui ne devait plus jamais se démentir (le succès éclatant de l'attaque osée sur la lune pour libérer des diplomates Iraqiens des mains de terroristes Syriens fut l'évènement qui lui garantit la faveur éternelle du public).

Ainsi, le Général McWinter avait une carrière parsemée de hauts faits impressionnants, et une réputation d'intégrité qui descendait jusqu'à l'homme de la rue. Le fait que cet homme n'avait jamais profité de cette situation pour réclamer le poste suprême était un mystère pour un grand nombre de ceux qui lui aurait donné leur vote sans hésiter. Mais ceux qui le connaissaient savaient qu'Anton souscrivait totalement à l'ancien adage grec qui disait : Connais toi toi-même. Et McWinter savait bien qu'il n'avait absolument pas la patience ni l'hypocrisie nécessaire pour écouter des heures d'inepties en buvant du thé. Il ne pouvait pas non plus s'empêcher d'appeler un chien un chien. Son talent diplomatique était fort réduit, et il ne faisait aucun effort pour le cacher. Cependant, il était fasciné par la taille de l'Univers, aussi, quand la situation politique créa le Centre de Détection des Menaces Spatiales, il déposa sa candidature pour le poste de d'administrateur civil.


Sa candidature fut acceptée endéans une semaine, et il avait déjà été reconduit dans le poste par deux fois. A soixante-et-onze ans, il n'y avait pas un soldat de la base qui osait le défier deux fois aux exercices matinaux. En dépit du fait qu'il ne portait plus l'uniforme, il était toujours impeccablement habillé en pantalons bleu marine, chemise blanche et cravate noire. Personne ne l'appelait par son nom, il était Le Général. Ses rares amis encore vivant étaient les seuls à l'appeler Dwight.

Un de ces amis était le Sénateur Mike Brennard, un jeunot selon les critères du Général, il n'avait que soixante-trois ans. Le Sénateur Brennard avait servi sous ses ordres en tant que Lieutenant, et ils avaient effectué quelques missions délicates qui permirent au Général de voir le Lieutenant dans le feu de l'action. Dans cet environnement qui ne trompe pas, le Lieutenant avait gagné le respect du Général et avait lui-même appris un grand respect pour son aîné. Le fait que Brennard était devenu le Conseiller en Défense à la Maison Blanche était une bonne chose en ce moment, le Général en était persuadé. Il y avait quelque chose de pas net dans les entrailles mécaniques du CDMS, et le Général appréciait le fait qu'il pourrait donner un résumé succint et non-édulcoré à son Lieutenant sans avoir besoin de faire un dessein. Que Brennard soit maintenant de fait son supérieur n'ennuyait pas le Général le moins du monde, cela faisait parti du grand jeu qu'est la Vie.

Non, le seul souci qu'avait le Général était cette histoire de masse detectée par GravNet. Depuis sa retraite, McWinter s'était intéressé de près à l'espace. Sa connaissance du sujet aurait surpris bon nombre de scientifiques, s'ils avaient eu l'occasion de parler avec lui. De fait, le Général savait fort bien qu'un milliard de tonnes, métriques ou autres, ne pouvaient pas simplement "apparaître". Il savait aussi quel était l'historique de fiabilité de GravNet et, dans sa conversation d'hier avec le Commandeur Thomson, ils étaient tombés d'accord que, s'il y avait un astéroïde, ils auraient fort bien pu le rater. Le Général avait rangé cette information dans sa mémoire, confiant que quelque chose viendrait confirmer cette hypothèse.

Ce fut donc une surprise pour lui lorsque, ce matin, son adjoint l'informa (après ses 30 minutes d'exercices matinaux et sa douche) que le Général avait un appel prioritaire du CDMS. Le Général prit donc la direction de son bureau, écourtant les salutations matinales au minimum.

Dans son bureau, le Général appuya sur la touche rapide correspondante, et pris le combiné. Le téléphone sonna une fois et Thomson répondit d'une voix qui paraissait passablement fatiguée.

"Que se passe-t-il, Commandeur ?" demanda le Général, son ton servant d'introduction.

"Ahh, Général, je crois qu'on a un problème." dit le Chef Thomson, son ton pas très ferme.

"Expliquez-vous." dit le Général, bref comme à son habitude.

"Monsieur, je crois que vous devriez venir ici. Il y a des éléments qui ne peuvent se dire sur une ligne vocale."

La voix du chef avait pris de l'assurance, mais le Général percevait toujours une certaine confusion dans les convictions du chef. Malgré tout, McWinter comprit clairement que le sujet était trop chaud pour une ligne militaire normale. Se décidant rapidement, il dit au commandeur-chef qu'il "était en route", et raccrocha.

Le Général donna ordre à son adjoint de faire préparer un hélijet pour départ immédiat vers le QG du CDMS. L'adjoint s'éclipsa rapidement et, quand le Général se retrouva seul, il ouvrit son coffre-fort et en sortit un téléphone mobile un peu spécial. D'extérieure, l'appareil était semblable aux modèles de communication disponibles sur le marché, mais celui-ci avait une puissance de calcul qui était à des années de ce qui existait dans les modèles grand public. Il l'activa et vérifia une liste qu'il récupéra dans le coffre, puis il fit deux appels très courts. Lorsque l'adjoint revint annoncer la disponibilité du transport, le coffre était refermé. Le Général parti en direction de la piste avec une valise en cuir, tandis que son adjoint s'efforcer de le suivre.

Dans la valise il y avait un téléphone très spécial, allumé et en attente de réception.



- La Terre : QG du CDMS -

Le commandeur-chef Thomson était en train de cuire au soleil, en attendant l'arrivée sur la piste de l'hélijet de son supérieur. En ce qui concernait l'isolation, l'endroit était parfait, mais c'était franchement pénible pour quelqu'un qui préférait l'hiver et la neige. Par ici, se disait Benjamin en caressant sa joue fraîchement rasée, le plus frais qu'on ait  dans la journée c'est de l'ordre de dix degrées. Bizarre comme la nuit il peut geler. Le chef Thomson aimait faire le tour du périmètre juste avant le lever du soleil. Ce matin ça n'avait pas été possible et, selon toute vraisemblance, cela resterait impossible pour un temps certain. Si la cause n'avait pas été si excitante - et effrayante - son humeur aurait été nettement plus maussade. Au lieu de cela, il était tendu à un point tel que la chaleur écrasante ne l'ennuyait même pas.

Il attendit un quart d'heure avant que l'opérateur radar dans le bâtiment derrière lui ne l'appelle par la fenêtre : hélijet en approche. Le commandeur-chef Thomson se tourna à demi et fit oui de la tête, puis il se mit à marcher vers les cercles de la piste, à environ cent mètres du bâtiment radar. Il y arriva à peine dix secondes avant qu'un hélijet aux réacteurs hurlants ne passe la ligne de collines rocheuses à sa gauche. Quelques secondes plus tard, il devait retenir sa casquette d'une main et se protéger les yeux de l'autre tandis que l'hélijet restait suspendu au-dessus de la zone d'attérissage. Les réacteurs de l'appareil hurlaient avec moins d'intensité, mais le souffle des doubles hélices était quand même suffisant pour renverser un homme qui ne s'y était pas préparé.

Le chef avait déjà vécu cette situation à de nombreuses reprises et il ne fût pas trop secoué. La porte passager s'ouvrit dès que les hélices avaient ralenti suffisamment pour permettre le passage. Connaissant le Général, Thomson était certain que ce dernier fulminait contre les mesures de sécurité qui gardaient la porte verouillée tant que les conditions de sécurité n'étaient pas optimales. Et de fait, le Général fut le premier à sortir, sautant à terre comme un commando cinquante ans moins vieux. Il marcha à grand pas vers le commandeur et le pris par le bras, l'entraînant hors de la zone de saturation auditive des hélices. L'adjoint du Général sorti de façon plus mesurée, et il dût courir pour rattraper les deux hommes, valise à la main.

"Bon, qu'y a-t'il de si important !" cria le Général dès que sa voix put se faire entendre. Ils s'éloignèrent rapidement et le commandeur commença son rapport tandis qu'ils grimpaient dans une jeep.

"Eh bien, Mon Général, nous avons une anomalie persistante et aucune panne d'équipement ne peut l'expliquer."

"Donc ce n'est pas un problème matériel ?" demanda le Général.

"Tous les tests sont positifs, le matériel n'est pas en cause et fonctionne parfaitement." répondit le chef. "Le docteur Richards travaille toujours sur les données, mais il semble que nous sachions assez pour faire une estimation."

Le chauffeur s'arrêta devant le centre de contrôle et les trois hommes entrèrent dans l'atmosphère tempérée du bâtiment.

"Et c'est quoi votre estimation ?" demanda le Général lorsque la porte était fermée.

"Mon Général, le docteur Richards pense que l'anomalie n'est pas un astéroïde." dit Thomson.

"Et vous en pensez quoi ?" demanda le Général, regardant le chef droit dans les yeux.

Le commandeur-chef Benjamin Thomson soutint le regard intense du Général sans broncher. "Mon Général, je pense qu'il est possible qu'elle ait raison."


Susan Richards était exténuée, mais elle tenait bon grâce à sa détermination et au nombreux pots de café noir de noir des Marines. Toute la nuit elle avait travaillé sans relâche sous la surveillance occasionnelle du chef Thomson. Il n'avait pas dit un mot, il ne la dérangeait pas non plus. Il se contentait d'entrer quelques minutes pour regarder les écrans et vérifier les données qui s'imprimaient, puis il s'éclipsait.

Susan avait continué de travailler sur son programme. Elle voulait réevaluer les données brutes à la lumière de sa nouvelle perspective. Son but était de redéfinir les conditions d'analyse en se basant sur la théorie incroyable que GravNet avait fonctionné correctement depuis le début et que les fluctuations, source de tant d'appels et d'heures de modifications, étaient en fait réelles. Au début, cela lui avait semblé être une tâche titanesque, mais elle avait souvent constaté que de nombreux modules existants pouvaient aisément être réutilisés avec un minimum de modifications. Son application avait donc progressé assez rapidement en un temps relativement court. A deux heures du matin, elle avait une version alpha qui donnait déjà une première estimation des données selon le nouvel algorithme. A l'aube, elle avait collecté suffisamment de résultats pour pouvoir se faire une idée des événements. En un sens, c'était encourageant, mais c'était aussi inquiétant.

Cette inquiétude dominait sa pensée tandis qu'elle se préparait dans la salle précipitamment arrangée pour la réunion qui devait avoir lieu. Une table avait été installée et elle avait empilé plusieurs gros tas de papiers qui représentaient l'état courant de son analyse. Elle savait qu'elle n'avait pas tous les résultats, mais elle savait aussi que la somme de données dont elle disposait aurait été fort convaincant dans une conférence entre collègues. Malheureusement, ce "Général" n'était pas un collègue, et elle ne savait pas comment il allait réagir face à ce qu'elle allait devoir lui dire. Allait-il la prendre pour une dingue ? Au fait, était-elle normale ou pas ? Elle se posa la question et réfléchit durant quelques minutes, mais elle ne se trouva pas de réponse sûre. Si tout se passait mal, elle ne pourrait que se dire qu'elle avait fait ce qu'elle avait pu.

Le lieutenant Morse et elle attendaient en silence lorsque le chef Thomson entra, suivi par le Général. Le docteur Richards savait qu'elle allait devoir convaincre cet homme et l'amener à épouser sa cause, sous peine de voir des choses terribles arriver dans le futur. Après tout, des aliens venus de Dieu sait où étaient peut-être prêts à envahir la Terre en ce moment même, depuis leur nouvelle base dans le système solaire. Cette pensée lui donna la chair de poule. Si ces êtres venus d'ailleurs étaient vraiment aggressifs, comment l'humanité pourrait-elle se défendre ? Remettant de l'ordre dans son esprit, elle se leva pour accueillir le Général.

"Mon Général, voici le docteur Richards." dit le chef en la présentant à son supérieur.

"Bonjour Madame. Vous m'avez l'air fatiguée." dit le Général.

"Eh bien, j'admets que le sommeil manque un peu en ce moment." dit le docteur avec un petit sourire.

"Et voici le lieutenant Morse, mon assistant technique." continua le chef Thomson en présentant le jeune lieutenant qui se tenait au garde-à-vous.

"Repos, soldat.", dit le Général et lui tendant la main.

Le lieutenant salua promptement cette légende vivante, puis il prit la main offerte avec grand respect. Il avait évidemment (comme tout le monde) entendu parlé du vieux commando et était impressionné de se trouver face-à-face avec lui. Mais David Morse était encore plus intéressé par ce qui s'était passé durant son absence. Il avait quitté son poste hier à seize heures, et il était de retour à quatre heures ce matin pour trouver tout le monde encore debout. Ni le chef Thomas ni le docteur Richards n'avaient dormi.

En ce qui concernait le docteur, il n'était pas plus surpris que cela. Des nuits blanches dans la salle serveur, elle en avait fait pas mal. Ce qui était plus intéressant, c'était la coïncidence, le timing. Après tout, aucune panne d'équipement n'était à déplorer, et le programme fonctionnait suffisamment bien pour ne pas justifier ce genre d'effort. Encore plus surprenant était la nuit blanche du chef Thomas. Cela était plus que rare. Une trève avait de toute évidence été déclaré entre le Dragon et le reste du monde, peut-être que ceci expliquait cela. Néanmoins, le lieutenant Morse était fort intrigué par le contenu de cette réunion matinale et il était persuadé que ça allait être très interessant.

"Alors, Richards, pourquoi le chef Thomson a-t-il refusé de dire quoi que ce soit sur un canal militaire sécurisé ?" Le Général McWinter n'avait pas l'habitude de tourner autour du pot.

Susan Richards réprima son mouvement de surprise devant cette révélation. Quand Thomson lui avait dit que le Général était en route et qu'elle devait préparer un rapport complet, elle avait pensé qu'il avait déjà expliqué les bases du problème. Elle regarda le commandeur-chef.

"Vous ne lui avez rien dit ?" demanda-t-elle, comme pour confirmer l'information.

"Seulement qu'il faudrait qu'il vienne ici pour avoir toute l'information." expliqua le chef Thomson.

"Très bien." dit Richards. "Je pense qu'il avait raison, Général. S'il vous avait tout dit au téléphone, vous auriez probablement décidé de m'envoyer chez un psy."

"Cela pourrait très bien arriver quand même." dit le Général d'un air pincé. "Vous feriez bien d'être convaincante, docteur." dit-il en s'asseyant.

"Je ferai de mon mieux, Général." répondit le docteur Richards avec un soupir.

"Comme vous le savez, hier matin vers quatre heures vingt le système GravNet fît une lecture anormale de la masse de Ganymède, l'une des lunes plus massives de Jupiter, en lui attribuant un accroissement de masse de l'ordre de dix milliards de tonnes. Un tel accroissement ne peut évidemment pas se faire spontanément, et cette information fut initialement considérée comme une mauvaise lecture des instruments. Cependant, les contrôles de validation effectués par le lieutenant Morse démontrent de façon irréfutable que le matériel n'est pas en cause. Quelle pouvait donc être la source de ce résultat imprévu ?"

Continuant son exposé, le docteur Richards expliqua rapidement qu'un astéroïde ne pourrait pas être à l'origine de cette anomalie, en partant du principe que tout corps céleste de cette taille aurait été détecté bien avant qu'il n'impacte une lune jovienne. De plus, en cas d'impact, il y aurait forcément un panache de retombées provenant et de l'astéroïde et de la matière ganymèdienne de surface, panache qui serait aisément détectable plusieurs semaines après l'impact. Or, aucun de ces scénarii ne se voyaient justifiés, puisqu'aucun nouvel astéroïde n'avait été détecté, et que la photo optique de Ganymède qu'elle avait réquisitionnée de l'Oeil Orbital (super-télescope à la disposition du RezDet) ne montrait aucun signe ni de panache, ni de cratère.

"J'ai passé le restant de la journée à chercher ce qui avait bien pu bugger dans mon code. Depuis la mise en service de ce projet, mis à part un nombre réduit de pannes d'équipement, le Réseau de Détection des Variations Gravitationnelles a fonctionné dans les paramètres admis jusqu'à il y a six mois." dit Susan.

"C'est là qu'on a commencé à découvrir de légères variations inexpliquées." ajouta le chef Thomson.

"Que nous avons tous pris pour une erreur dans le code." opina le Général.

"Tout à fait," admit Susan. "Et j'avais travaillé à corriger le code sans modifier les données valides. En fait, j'ai implémenté un contrôle de cohérence qui faisait ignorer les piques invérifiables, mais j'ai pris l'heureuse initiative de conserver l'ensemble des données brutes. Ce qui c'est passé hier était simplement une variation tellement importante qu'elle devenait impossible à ignorer par le contrôle de cohérence."

"Bon, alors cette anomalie est du genre qui s'impose. Qu'avait-vous fait ensuite ?" demanda le Général.

"Eh bien j'ai décidé de changer mon approche." répondit Richards.

"Ah, et quelle approche avez-vous adopté ?" demanda le Général, visiblement intéressé.

"J'ai imaginé que l'ensemble des données étaient correctes, et que les variations étaient réelles. J'ai passé la nuit à construire une image de leur évolution." dit Susan Richards.

"Hmm, je vois. Et qu'avez-vous trouvé ?" demanda McWinter.

"Eh bien, pour résumer, il y a six mois les variations étaient insignifiantes par rapport à hier, et très espacées dans le temps. La première pique était d'environ 450 millions de tonnes, et elle ne dura que cinq minutes. La suivante était du même ordre, et ne dura qu'une vingtaine de minutes." dit le docteur.

"Quel intervalle entre les deux ?" demanda le Général.

"Huit jours. Ensuite, dix-neuf jours plus tard, une pique plus grosse fut enregistrée, dans le milliard de tonnes. Elle tomba à une douzaine de millions au bout de sept minutes, puis elle disparut entièrement au bout d'une demi-heure." Susan continua. "J'ai établi un graphique, mais il est encore incomplet puisque toutes les unités ICNC ne me sont pas encore parvenues . . ."

"Comment ça, unités de calcul ?" interrompit le Général. "Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous avez publié ces informations sur le Net ?"

"Eh bien, euh," Susan était confondue devant cette attitude imprévue. "Je n'ai soumis que certaines unités pour des crédits de calcul ouverts. Il n'y a aucun coût budgétaire qui y est associé."

"Mais bordel de merde, Richards, ce sont des données militaires top-secrètes ! Avez-vous la moindre idée de ce que vous avez lâché !?" le Général était maintenant debout, apoplectique de rage. "Je vais vous détruire pour ça, femme !"

"Mon cul, oui !" Susan explosa. Non, mais, quel culot ! "Savez-vous combien il y a d'êtres au monde qui peuvent interprèter ces données ?" Le Général fut pris de court. "Pas plus de quatre dans l'ensemble des colonies humaines, et personne n'est plus qualifié que moi ! De plus, personne d'autre n'a accès à GravNet ! Sans oublier que le seul code sensible est ici, et c'est moi qui l'ait écrit !"

"S'il vous plaît, docteur, Mon Général, calmez-vous . ." Le commandeur-chef essaya de prendre le contrôle de la situation, espérant ne pas voir la discussion finir en pugilat. "Mon Général, peut-être qu'on pourra traiter cette affaire de manque de sécurité plus tard . ."

"Mais c'est ce qu'on fera," déclara le Général d'un ton glacial, "Et vous aurez à vous expliquer aussi, commandeur."

"Oui mon général, mais . ." Thomson leva la main vers le docteur, pour prévenir toute réaction de sa part, et il accompagna le geste d'un regard implorant, "pourriez-vous s'il vous plaît laisser ça de côté pour l'instant, et écouter la conclusion du rapport ?"

Dans l'atmosphère tendue, le Général resta sans bouger durant quelques instants, puis il prit sa décision et s'assit. "Continuez." dit-il sèchement.

Le docteur Richards continua froidement son rapport. "Les premiers résultats des calculs donnent une activité accrue dans les environs immédiats de Ganymède. Les variations gagnent graduellement en importance, puis leur amplitude et les intervalles diminuent." Le docteur donna au Général un graphique qui démontrait la chronologie et l'importance des évènements majeurs.

"Bon, alors vous avez des variations gravitationnelles qui croissent en fréquence et diminuent en taille. Et ça nous donne quoi ?" demanda le Général avec brusquerie.

"Lieutenant, avez-vous les données que je vous ai demandées ce matin ?" Susan regarda le lieutenant, qui se leva immédiatement.

"Oui docteur." Morse tendit à Richards un autre graphique imprimé.

"J'ai demandé au lieutenant de regrouper toutes les données radioastronomiques provenant de Jupiter et de Ganymède en particulier. Il a supprimé l'activité de Jupiter et il a reporté sur ce graphique l'intensité de l'activité résiduel en fonction du temps." Elle plaça le nouveau graphique sur la table, en-dessous de celui des variations gravitationnelles. Tout le monde examina les deux graphiques avec attention. Le lieutenant Morse fut le premier à comprendre, et il fit alors un mouvement de surprise prononcé.

"Oui, lieutenant," observa Richards avec un demi sourire. "ils sont identiques. L'échelle n'est pas tout à fait la même, la ligne du temps est quelque peu étirée sur le graphique radio, mais les piques sont au mêmes endroits. Je suis certaine que, si on fait une analyse statistique, on trouvera une forte corrélation entre les deux graphiques." Susan était presque gaie de nouveau, ceci c'était passé bien mieux qu'elle ne l'avait espérée.

"Alors," commença McWinter, "nous avons de piques de radioactivité et d'électro-magnétisme en même temps que les piques gravitationnelles. Ca élimine définitivement les astéroïdes, n'est-ce pas docteur ?"

"En effet, Général. Ca élimine aussi toute activité humaine, puisque l'Homme n'a pas encore établi une présence radio dans cette région du système solaire."

"Bon, qu'en concluez-vous, docteur ?" demanda le Général, de l'air de celui qui se doute déjà de la réponse.

Le moment était devenu solennel. Susan Richards savait que toute sa carrière dépendait de ce qu'elle allait maintenant dire. Elle respira profondément et dit : "Général, je crois que ces données prouvent de façon irréfutable que notre galaxie héberge au moins une autre forme de vie intelligente à part la nôtre, et que cette espèce a élu domicile sur Ganymède comme base dans notre système solaire." Voilà, c'était dit.

Le lieutenant Morse était stupéfait. Il s'était douté de la vérité lorsqu'il avait vu les deux graphiques côte-à-côte, mais entendre la conclusion finale de la bouche d'une autorité scientifique reconnue donnait une authenticité tellement forte à l'événement qu'il en resta sans voix.

Le commandeur-chef, lui, fit la grimace en entendant ces mots, comme s'il avait passé la nuit entière à essayer d'ignorer le but qu'ils travaillaient justement à démontrer. Face à la vérité nue et impressionnante, il s'assit et attendit la réaction de son supérieur.

Quand au général McWinter, il se contentait apparemment d'étudier les graphiques avec application, comme s'il essayait d'en extraire une autre signification, n'importe laquelle, que celle-là. Mais la conclusion des données était sans appel. Le général ne doutait nullement que l'étude de corrélation confirmerait le résultat à un degré qu'il considérait déjà comme inconfortablement incontestable. Il leva enfin les yeux pour regarder le docteur Richards.

"Très bien, doctor, je pense être d'accord avec votre conclusion." Les trois autres personnes émirent un soupir collectif de soulagement quasi-palpable. "Mais," continua McWinter, "vous avez encore pas mal de boulot pour pouver vos conclusions, n'est-ce pas ?"

Susan Richards fit oui de la tête. Sa bouche était sèche, tout à coup, et elle avait désespérément envie d'un verre d'eau.

"Vous allez avoir besoin de beaucoup de puissance de calcul pour avancer ce projet." dit le Général, comme s'il parcourait une liste mentale de problèmes à résoudre. "Et ça veut dire que vous allez devoir obtenir les autorisations nécessaires." Il se tourna vers le chef Thomson. "En attendant, commandeur, vous serez personnellement responsable de tout manquement supplémentaire aux règles de sécurité." dit-il d'une voix sévère.

Le chef fit oui de la tête à son tour, et le Général se retourna vers son docteur.

"Il n'y aura plus de données de ce projet sur les lignes publics, est-ce clair ?" demanda le Général.

"Euh, oui, mais combien de temps cela prendra-t-il pour . . ?" balbutia Richards.

"Pas de temps à perdre." coupa le Général. "A partir de maintenant, je prends le contrôle exécutif de ResDet et de toutes ses ressources. Vous êtes désormais consignés sur place, et toute communication vers l'extérieur est interdit sauf autorisation exprès de ma part. Je vais contacter le SAC et faire le nécessaire pour votre séjour prolongé." le Général annonca les mesures avec son autorité habituelle et son assurance qu'il n'y aurait aucune objection.

Etonnamment, même Richards ne souffla mot.

"Bien, je pense que vous vous rendez compte de ce que tout ceci signifie pour notre race toute entière. Y-a-t'il quelque chose dont vous auriez besoin ?" demanda le Général.

"Eh bien, vu que je vais être ici pour un bout de temps, pourrais-je aller à mon appartement pour prendre des vêtements ?" demanda Susan, sa voix un tantinet quémandeur.

McWinter sourit. "Bien sûr, madame. Je vais envoyer quelques éléments féminins pour parcourir votre appartement et vous ramener tout ce dont vous pourrier avoir besoin. Soyez certaine qu'elles ne manqueront aucun détail, elles ont une grande expérience de ce genre de chose."

"Merci, Général." répondit le doctor Richards. Qui l'eut cru ? se dit-elle. Il peut donc être galant quand il le veut.

"Alors c'est tout." dit le Général, de nouveau autoritaire. "Commandeur, je vais réquisitionner ce bureau. Vous pouvez laisser les dossiers, je vais en avoir besoin."

Les autres se dirigèrent vers la porte.

"Oh, et appelez-moi mon adjoint, j'ai besoin de ma sacoche." ordonna le Général. Son ordre fut immédiatement obéi.


Susan Richards se sentait très bien. En supervisant le retour des unités ICNC, elle se dit que, bien qu'elle était epuisée et qu'elle avait pris un gros risque, le jeu en avait apparemment valu la chandelle. Elle avait l'intention de prendre un repos bien mérité, mais elle avait d'abord voulu vérifier la progression de son projet. Ce serait bientôt fini, il n'y avait plus que quelques milliers d'unités de calcul dans la file d'attente. Une partie de ces unités avait été allouée aux ICNC, comme elle avait essayé d'expliquer au Général. Elle ne comprenait vraiment pas comment le Général aurait pu s'attendre à ce qu'elle obtienne rapidement des résultats exploitables sans utiliser les ressources en calcul du Net. Et pour ce qui est des problèmes de sécurité, elle trouvait ça ridicule au possible. Elle était de loin la personne la plus experte dans son domaine, et chaque unité avait été encrypté avec des codes d'accès du plus haut niveau. Cela prendrait des jours avant qu'un hackeur ne puisse exploiter une seule unité, et bien que des millions aient été alloués au public, ils n'étaient qu'une portion d'un ensemble. Non, se dit-elle, il n'y avait aucune chance que quelqu'un puisse rassembler une image cohérente des unités publics.. Aucune.

Ayant terminé ses vérifications, elle allait quitter la pièce lorsqu'elle s'aperçut d'un bruit. C'était un sifflement aigü qui venait, apparemment, de dehors. Curieuse, elle s'approcha de la fenêtre en permaverre renforcé pour voir quel en était l'origine. Ce qu'elle vit la laissa sans voix.

Il y avait toute une escadrille d'hélijets de combat qui flottaient en position défensive au-dessus de la base. L'objet de leurs attentions était une douzaine d'hélijets de transport lourds, dont certains avaient déjà touché terre et déchargeaient leur cargo. Plus d'une centaine d'hommes couraient déjà partout dans un désordre apparent. Des centaines d'autres se mettaient dans les rangs pour prendre leurs ordres, et d'autres encore jaillissaient de transporteurs plus petits. Des blindés et des tanks sortaient en file indienne des gros porteurs, tournant et maneuvrant selon des ordres qui lui étaient inconnu. Susan Richards n'avait encore jamais vu des troupes armées en action, et elle en prenait plein la vue en un temps record.

Après quelques minutes elle se força à abandonner le spectacle hypnotisant du chaos devenant ordre. C'est à ce moment-là qu'elle vit le Général sur le côté, debout dans une jeep, donnant des ordres et observant leur effet. Eh bien, se dit-elle, il ne rigole pas quand il dit qu'il prend la situation en main. Elle se détourna de la fenêtre avec l'intention d'aller se coucher. Les hommes et leurs jeux peuvent être intéressants l'espace d'une minute, mais le repos lui importait bien plus.


- La Terre : au Pentagon -

"Je dois voir le Président."

Les mots furent prononcés d'une voix douce mais ferme par le Conseiller à la Défense de la Maison Blanche, Mike Brennard. Tandis qu'il coinçait son téléphone sur son épaule, il repensa à la conversation qu'il venait d'avoir avec le vieux Général. L'information qu'il avait obtenu aurait été un choc pour n'importe qui, mais avec ses responsabilités, le choc avait été démultiplié.

Comment la Terre pouvait-elle se défendre d'une civilisation extra-terrestre qui était capable de faire apparaître dix milliards de tonnes de matériel de Dieu sait où ? Le sénateur ne connaissait pas la réponse, mais il savait que la Terre avait une faiblesse historique face à l'invasion - et ce, dans des conflits entre ses propres factions. Si des aliens avaient l'intention de prendre le contrôle de la Terre et de tuer ses habitants ou les réduire en esclavage, eh bien il ne voyait vraiment pas quoi proposer pour les arrêter. Le problème était clair : tant que les intentions de cette civilisation galactique restaient inconnues, tout était possible. Et le boulot du sénateur était d'imaginer le pire et d'en préparer la défense. Sauf que, cette fois, il n'y avait aucune défense envisageable.

Bien sûr, Mike avait vu les différents films de science-fiction qui concernaient le sujet d'invasions extra-terrestres. Comme il en était amateur, il avait tout vu : du plus mauvais des séries B du siècle précédent, jusqu'aux chef-d'oeuvres de monstruosités assez bien conçues qui dominaient les exemplaires modernes. Mais presque tous admettaient un truc, n'importe quoi, qui permettait à l'Humanité de gagner. Et l'Humanité gagnait toujours, parce que les films c'est d'abord de l'amusement, et ce n'est guère amusant de s'imaginer qu'on est fichu.

Malheureusement, se dit Mike, ceci n'était pas un scénario Hollywoodien. Il n'y aurait pas de virus magique à télécharger sur le vaisseau-mère, ni de capitaine héroïque pour sauver l'humanité. Quand aux bactéries, s'il fallait compter dessus l'Humanité serait probablement morte bien avant les extra-terrestres. En effet, une civilisation capable de franchir les vastes espaces du vide intersidéral serait certainement capable de se protéger de menaces biologiques, et ne serait pas assez stupide pour exposer ses membres inutilement avant d'avoir expertisé notre atmosphère et certifié son innocuité. Les aliens étaient certainement bien plus malins que les scénaristes d'Hollywood pouvaient l'admettre. Après tout, s'ils étaient stupides, ils seraient coincés chez eux, se dit-il. Comme nous, en fait.

Un bruit venant de l'appareil ramena le sénateur à la réalité. Son correspondant confirma sa demande, et il reçut une heure de rendez-vous. Cette fois ce n'était pas trop mal ; il avait quarante minutes pour tout préparer. Après avoir raccroché, il appela sa secrétaire et lui demanda de réserver un hélijet pour dans vingt minutes - prêt à partir sur-le-champ. Ensuite, il rassembla la documentation nécessaire.

Quand sa secrétaire entra pour lui confirmer son vol, le sénateur Brennard était presque prêt. Il enfourna quelques papiers de plus dans sa valise, qu'il ferma et vérouilla. Puis il partit en direction du pont d'envol.

Ca allait être un meeting pas comme les autres, se dit-il.

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